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La
lutte, horizon des luttes
§ 5 – Il faut
voir ce que le mouvement actuel montre de ce qu’il est, fi-nalement
; je veux dire une affirmation de la lutte pour elle–même
: il faut montrer qu’on est en lutte, que l’identité
de la classe prolétaire, dans son rapport à la classe capitaliste,
c’est la lutte – ce qui serait déjà pas si mal
! –, que la lutte est l’affirmation de l’antagonisme
de classes, son exis-tence permanente, ici et maintenant, dans une continuité
temporelle et de position qui est celle du procès capitaliste de
subordination. A la différence des « temps forts »
qui consistent à affirmer sa position, à s’affirmer
par position dans cette société, le cours quotidien de la
lutte, la mobilisation durable dans la grève, recouvre une affirmation
par opposition ; cette affirmation est l’antagonisme de classe qui
est l’essentiel de la société capitaliste. Vivre activement
cet antagonisme et, par là, le faire connaître comme tel,
voilà l’horizon des luttes actuelles. Cela n’a rien
de négatif, au contraire, si l’on considère que la
révolution est le produit de l’antagonisme de classes. Mais
cela implique, par rapport à mes premières réflexions,
de reconsidérer les différents facteurs qui entravent la
mobilisation dans la grève, tels que les propose le compte rendu
de l’AG [4].
La bataille de
l'opinion
§ 6 – En ce qui concerne la médiatisation
du mouvement à l’échelle du pays (point 4), s’il
s’agit par là de mener la « bataille de l’opinion
» (et si mon analyse vaut quelque chose), il n’y a pas d’illusions
à se faire sur ce sujet : la « bataille » sera forcément
perdue à un moment ou à un autre, par définition,
dès l’instant où le mouvement se radicalisera sur
l’horizon de l’antagonisme de classes en général,
avec le corollaire inévitable de son devenir minoritaire et/ou
la perte de son pouvoir d’entraînement. La majorité
s’en remettra alors aux syndicats et retournera à son travail
pendant que ceux–ci feront le leur. Pour autant, cela ne signifie
pas qu’il faille dès à présent lever le pied
sur cette dimension de la lutte – mais peut–être les
sites Internet dédiés au mouvement, comme Grèves
84, par exemple (mais il y en a d’autres), sont désormais
plus efficaces, à ce moment–ci du conflit, que les médias
généralistes nationaux.
L'unité
de la classe
§ 7 – Pour ce qui est des autres facteurs
qui peuvent expliquer les difficultés d’une mobilisa-tion
durable, ils posent en fait la question de la dimension politique du conflit
à travers le thème de l’« unité de la
classe » (absence d’appel commun des syndicats au niveau national,
timidité de l’action politique…). Et, en sous–main,
c’est la question du rôle de l’Etat qui est posée.
Je ne cache pas que ces questions sont les plus difficile, de par leurs
présupposés et les implications de ceux–ci. (Disons
tout de suite cependant, que le fait que les salariés en grèves
soient majoritairement des agents de la fonction publique, et donc qu’ils
aient l’État pour patron, n’est en l’espèce
qu’une détermination formelle (statutaire) de la question.)
Cette difficulté de la question, donc, oblige à prendre
un peu de recul historique et théorique.
§ 8 – La question de l’unité
de la classe est un point central du mouvement ouvrier dans la mesure
où il s’agit à l'origine de combattre la concurrence
que peuvent se faire les salariés sur le « mar-ché
du travail ». On sait que ce sera la tâche des organisation
syndicales de combattre cette concurrence et d’unifier économiquement
la classe, unification économique de la classe qui est le passage
obligé de son unification politique dans le Parti et idéologique
(conscience de classe).
§ 9 – On retrouve également cette question,
plus près de nous, en bonne position dans la plateforme récemment
réactualisée du groupe Échanges et mouvements
: « Les travailleurs, est–il écrit, n’agissent
pas comme une classe révolutionnaire parce qu’ils seraient
conscients et unis ; conscience et unité ne préexistent
pas à la lutte, mais surgissent avec elle. » [5]
§ 10 – Cette thématisation de l’unité
de la classe n’est pas étonnante chez Échanges si
on la rattache à la théorie de l’« autonomie
» développée par ces camarades. En revanche, il est
plus étonnant de la retrouver chez Astarian peu enclin habituellement
à thématiser ce genre de question. Pourtant, c’est
bien de cela dont il s’agit en conclusion du remarquable travail
auquel il s’est livré à propos des grèves ouvrières
de mai 1968 [6] : « Finalement, écrit—il, que veulent
les grévistes de mai 1968 ? Un peu tout, comme on vient de le voir,
mais pas tous ensemble. Les diverses revendications recouvrent tout l’éventail
de l’exploitation capitaliste, mais elles ne sont pas unifiées
dans un programme unique, fut-il seulement revendicatif. » [7].
Et plus loin : « le résultat de Grenelle, même sans
accord, est de briser l’unité du mouvement en renvoyant la
négociation, et donc aussi la grève, au niveau des branches
et des entreprises (…). Il est très clair à ce moment
là que les améliorations à obtenir résulteront
d’une lutte de boîte à boîte ou de branches,
et non plus nationale. » [8] « … le mouvement cesse
alors d’être national, et devient un ensemble de grèves
d’entreprises ou de branches. Ce fractionnement de la négociation
à venir est l’une des conditions de la défaite des
grévistes. Il vient dans le prolongement du refus systématique
des syndicats d’unifier la grève et les revendications. »
[9].
La modernité
de mai 68
§ 11 – Tout cela est très important.
Si on laisse de côté le rôle joué par les syndicats
(qui ont fait leur travail de syndicat), deux points sont à retenir
: 1) l’absence de la classe unie, l’absence d’une manifestation
de la classe dans son uinté ; 2) le déplacement du lieu
de la négociation, du niveau national, c’est–à-dire
de l’État, au niveau de la société civile,
privé, au niveau de l’entreprise. Du niveau politique au
niveau économique [10]. À quoi il faut ajouter un troisième
point qui n’est pas évoqué dans le passage que je
viens de citer : l’inexistence d’une quelconque activité
de grève de la part des ouvriers, au–delà de la décision
d’arrêter le travail qui a été spontanée
dans la plupart des cas : aussitôt la grève votée,
ils se sont majoritairement empressés de rentrer chez — lorsque
les syndicats ne fermaient pas les portes des usines pour les empêcher
de partir ! Absence de mobilisation active dans la grève, donc,
en dehors des « temps forts » des cortèges syndicaux.
A contrario, dans la plupart des cas, cette mobilisation s’est montrée
particulièrement déterminée et dure lorsqu’il
s’est agi de refuser la reprise du travail
§ 12 – L'absence d’unité (qui
n'est pas un retour à la concurrence initiale), le déplacement
du niveau de la négociation du niveau national, étatique,
et politique au niveau de la branche ou de l’entreprise, c’est–à-dire
au niveau civile de l’économico– social, ne sont pas
le produit ou la cause de la défaite ouvrière de 1968, même
s’ils l’accompagnent. Cela suppose (encore) l’unité
de la classe et le niveau national, étatique, politique, donc,
comme condition de possibilité de son action révolutionnaire
et celle–ci comme prise du pouvoir politique. Par là, on
s’interdit de voir les transformations qui touchent le rapport de
classes dès cette époque ; on s’interdit de voir la
modernité du mai 68 (en France, en tout cas) de se point de vue
pour n’en faire que la « dernière grande affirmation
du modèle traditionnel du mouvement ouvrier. » [11], ce qui
revient à conserver les présupposés du paradigme
ouvrier de la révolution pour ne plus les retrouver. La position
d’Échanges, sur cette question de l’unité de
la classe n’est pas différente sur le fond : en faire un
produit de la lutte plut^to qu’un préalable, ne supprime
pas la question et ne fait que la déplacer.
§ 13 – Les accords de Grenelle qui soldent
mai 68 marquent un premier déplacement du lieu de traitement des
revendications et donc de leurs contenus (qui signifie également
à terme une modification des acteurs), dans la mesure où
contenu de la négociation, niveau de traitement et acteurs de celui–ci
sont fonctionnellement liés : on ne négocie pas sur les
retraites au niveau de la branche d’activité, mais forcément
au niveau national, donc au niveau politique, avec des représentants
de l’État et des Confédérations syndicales.
En tout cas pas encore en France (et c’est la toute la question)
; a contrario, chez les dockers américains, par exemple, tout est
réglé (y compris les retraites) à travers des contrats
collectifs d’entreprise conclu pour une durée limitée
et très peu par la loi [12].
§ 14 – À Grenelle en 1968, il s’agit
d’un premier déplacement de la négociation du niveau
national/politique au niveau local/social et/ou économique. En
ceci, Grenelle est beaucoup plus proche du Sommet social de décembre
1995 que de Matignon 1936 et si les deux ont un sens commun, c’est
dans la « Refondation sociale » voulue par le MEDEF et approuvée
par la CFDT qu’il faut aller le chercher, c’est–à–dire
dans la primauté revendiquée des accords de branche et d’entreprise
sur la loi et l’autonomie de la société civile face
à l’État. À ceci près que désormais
c’est la classe capitaliste qui a l’initiative alors qu’en
1968 le gouvernement avait dû contraindre les patrons de la métallurgie
à la négociation. Mais même aujourd’hui encore,
du côté de la classe capitaliste, la chose n’est pas
aisée à admettre, comme en témoigne cet adhérent
du MEDEF qui d’un côté se réjouit : «
C’est formidable de voir les concepts de la refondation sociale
repris, intégrés, mis en musique par l’exécutif
», et de l’autre s’interroge : « Comment demeurer
chacun à sa place, le gouvernement dans la politique et nous dans
la société civile ? » [13].
§ 15 – C’est que le changement, c’est–à-dire
la fin du primat de la société politique sur la société
civile est d’une ampleur certaine, et pas seulement pour la classe
capitaliste. Pour la classe prolétaire, il touche également
à tout ses « fondamentaux » passés, et notamment
celui énoncé par Marx lorsqu’il lançait à
Proudhon en 1847 : « ne dites pas que le mouvement social exclut
le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui
ne soit social en même temps. » (Misère de la philosophie).
La question, aujourd’hui, qui met à mal la dialectique marxienne,
n’est pas que le mouvement social exclut le mouvement politique,
c’est que le mouvement social n’est pas politique en même
temps.
La reconfiguratiion
du rapport de subordination
§ 16 – Le traitement de la revendication,
c’est–à-dire le moment de la négociation de
« sortie de grève » (je vais revenir sur ce thème)
est le moment où se dessine, dans l’antagonisme, une nouvelle
cohérence du rapport de subordination de la classe prolétaire
à la classe capitaliste [14], cohérence nouvelle qui, définitoire
de l’identité singulière des deux classes, définit
si-multanément leur rapport antagonique donc les formes et les
contenus de la lutte de classes. Le déplacement du lieu où
se définit cette nouvelle cohérence, la société
civile et non plus l’État, modifie radicalement le sens de
celle–ci et par là la lutte de classes elle–même.
La « Refondation sociale » confirme Grenelle 1968 comme
une nouvelle figure positive du procès de subordination et non
pas simplement comme une défaite du mouvement imputable à
son manque d’unité et à sa vacuité politique.
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§ 17 – Cette
positivité nouvelle j’ai commencé à l’analyser
comme immédiateté sociale des clas-ses [15]. Il s’agit
d’une modalité nouvelle de ce que Marx, définissant
la subordination réelle, décrit comme le fait que «
le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant
de se vendre à un capitaliste individuel. » [16] La nouveauté
consiste aujourd’hui dans le fait que l’antériorité
de la subordination n’a plus d’existence particulière
identifiable en dehors de l’immédiateté de l’implication
antagonique des deux classes (§ 13). Une modalité de la subordination
que j’ai caractérisée comme « extra–citoyenne
» et comme « subordination de l’offre » a contrario
de la subordination antérieure (« subordination de la demande
») garantie par un statut, une loi, une appartenance nationale (§
12). À la limite – c’est ce qui tend à se mettre
en place actuellement et ce contre quoi lutte précisément
le mouvement actuel – les conditions de reproduction de la force
de travail, de son achat, de son exploitation, ne sont plus supposées
par autre chose que la position concurrentielle sur le marché de
la branche ou de l’entreprise, dans une région particulière,
un département, etc. Mais ce n’est pas parce qu’il
n’y a plus de conditions a priori de la subordination que l’on
retourne pour autant à la domination formelle de la classe prolétaire
par la classe capitaliste dans laquelle le travailleur n’appartient
à la classe capitaliste qu’après s’être
vendu à un capitaliste individuel. Dans la nouvelle configuration
d’immédiateté des classes sociales, la subordination
est toujours a priori en ce sens que les deux classes n’ont pas
d’autre possibilité pour se reproduire que leur implication
réciproque (ce qui n’est pas le cas au cours de la domination
formelle). Ce qui change, ce sont les modalités du fameux Zwickmülhe
(« double moulinet » ou « double ressource » selon
la traduction) [17], c’est–à–dire ce «
coup forcé » que sont (toujours) contraint de jouer les prolétaires
et les capitalistes (trouver à vendre sa force de travail pour
le premier, transformer son produit en marchandise pour le second), «
pris au piège » de ce qu’ils sont, de leur position
respective dans les rapports sociaux capitaliste : le processus du Zwichmülhe
est désormais immédiat, c’est–à–
dire, comme je l’ai déjà dit, qu’il ne suppose
plus aucune médiation qui présuppose son déroulement,
plus aucune médiation qui totalise a priori les trois moments du
procès de subordination de la classe prolétaire à
la classe capitaliste. L’immédiateté sociale des classes
intervient dès lors que leur antagonisme devient la seule totalité
qui vaut, en lieu et place des médiations antérieures, et
qu’il ne vise rien d’autre que son effectuation, au–delà
de la prise en compte de la reproduction de ses deux pôles (§
17).
Remarque. Cette notion
d’immédiateté sociale des classes qui désigne
le rapport entre la classe prolé-taire et la classe capitaliste
tel qu’il se met en place dans la reconfiguration du procès
de subordina-tion, suppose bien des choses qui ne sont pas abordées
ici et notamment le fait qu’auparavant l’existence des classes
était non médiate, c’est–à-dire médiée
par quelque chose d’autre qu’elles mê-mes, en l’occurrence
l’État (ce qui ne veut pas dire pour autant que celui–ci
soit un organisme neutre, strictement fonctionnel). Thèse qui suppose
une analyse plus fouillée de l’État capitaliste et
corollairement des modalités d’existence des classes sociales.
Vers l'intersubjectivité
?
§ 18 – Le cours quotidien de la lutte, c’est–à-dire
la mobilisation active des salariés dans la continuité du
mouvement, son élargissement, ne dépend pas d’une
unité de la classe préala-ble, qui ne peut être que
politique, unité hypostasiée au niveau de l’État.
L’immédiateté sociale des classes, telle qu’elle
se met en place avec la reconfiguration du procès de subordination,
implique qu’il n’y a plus d’unité de la classe
en dehors de la lutte elle–même – ce qui ne veut pas
dire pour autant que cette unité doive être construite au
cours de la lutte –, donc qu’il n’y a plus d’unité
du tout ou, si l’on préfère, que cette unité
est toujours problématique : c’est le sens du « tous
ensemble » de décembre 1995 qui est un appel à l’intersubjectivité,
ce qui n’est pas la même chose qu’une unité hypostasiée.
Intersubjectivité : un terme encore bien vague, bien abstrait,
pour une chose réelle, qui, à ce point, ne signifie que
le contraire d’une unité substantielle. Seules les luttes
à venir permettront d’en préciser le sens pratique,
historique. On peut déjà voir toutefois que ce sens est
délocalisation, distribution sur tout le territoire, que le mouvement
touche toutes les villes quelle que soit leur taille et, comme cela a
déjà été le cas en décembre 1995, qu’il
ne se limite pas uniquement dans son ampleur à la capitale, siège
de l’État. La lutte de classes n'est plus jacobine.
§ 19 – L’appel à la « grève
générale » apparaît alors comme un recours ultime
face à cette im-possible unité de la classe. Si, comme je
l’ai dit plus haut (§ 5), l’identité de la classe
prolé-taire dans son rapport à la classe capitaliste, c’est
la lutte, si cette lutte n’est rien d’autre que l’affirmation
de l’antagonisme de classe (on ne lutte plus « pour »
mais « parce que »), l’appel à la grève
générale, la grève générale elle–même,
est une tentative d’élever l’unité de la classe
au–dessus du cours quotidien de la lutte. Il est notable en ce sens
que cet appel s’adresse le plus souvent aux centrales syndicales
(pour leur reprocher de ne pas le lancer), à moins qu’il
s’agisse d’appeler à suivre celui de FO. À ma
connaissance, aucune coordination n’a lancé en direct un
tel appel. Viser la grève générale est anachronique
et c’est en outre donner le bâton pour se faire battre. C’est
ainsi qu’un secrétaire 2nd. degré de l’UNSA
Vaucluse à tout loisir de retourner l’argument de qui fait
dépendre son adhésion syndicale à un tel appel [18]
: « La grève générale ne se commande pas à
la CAMIF (…) Enfin, si votre adhésion au syndicat ne trouve
satisfaction que dans les grands conflits, que ferons nous pour vous (sic)
lors des mouvements de personnels, lors des oppositions avec la hiérarchie,
lors des questions que vous vous posez dans votre carrière ? »
[19] F. Robert, ce secrétaire là, est au moins cohérent
– et il n’oublie pas de rappeler au passage que « les
négociations, si elles ont lieu, se feront avec les centrales,
et elles seules ». Certes, la grève générale
ne se commande pas à la CAMIF, mais si elle peut se commander aux
syndicats c’est qu’elle n’est pas la mobilisation active
dans la grève qui était attendue par tous. Si la grève
générale peut aujourd’hui être dite anachronique
c’est parce qu’elle n’est pas la généralisation
du mouvement en qualité et en quantité, mais son hypostase
sur des bases qui ne sont pas les siennes ; une arme jacobine, pour reprendre
cette expression qui ne peut éventuellement être létale
qu’au centre du pouvoir politique, qui suppose corollairement l’unité
de la classe dont elle est la manifestation.
La mobilisation
active au risque de l’activisme
§ 19 bis –
Et l’on se retrouve sur le terrain avec la mobilisation active dans
la grève, au risque de la trouille de l’activisme et d’une
mobilisation dégressive : « Des actions pour se montrer vigilant,
super ! Des action pour l’action, mouai… Des actions n’importe
quoi pour se prouver qu’on y croit, j’ai peur. Si ma mémoire
est bonne les activistes de tout poil n’ont jamais servi les peuples
: ils se sont fait plaisir mais n’ont pas su communiquer leur enthousiasme
(manque de réflexion ? manque de conviction ?…). Bougeons,
poussons, oui mais avec en conscience l’idée de défendre
le TOUS ensemble. La lutte est dure, ne la gâchons pas, l’espoir
est fragile. » [20] Mais la lutte de classes est toujours minoritaire,
par définition, sinon ce serait de la démocratie ! Il faut
le reconnaître, ce qui signifie accepter la lutte elle–même,
le conflit avec l’autre classe, comme horizon indépassable
du mouvement actuel et des mouvements futur. Il n’empêche
que cette réaction porte sur l’essentiel.
§ 20 – « Action tout azimuts. Il n'est
plus temps de compter nos "troupes" lors des manifs. Il n'est
plus temps d'expliquer, de discuter, d'essayer de convaincre, de tracter...
le travail pré-liminaire est fait ! Il n'est plus temps d'y aller
"light". Il est temps désormais d'agir tout azi-mut.
Il est temps maintenant de jouer notre dernière carte, celle des
examens (à contrecoeur pour tous ! Avons nous d'autres options
?). Il est nécessaire, où que vous vous trouviez, de vous
regrouper et d'agir là où cela vous semble opportun, les
lycées ne manquent pas ! Ne "désarmez" pas, faisons
front commun le jeudi 12 juin pour que cela soit le "jeudi noir"
du gouvernement ! » [21] On reconnaît ici : 1) que les «
temps forts » comme manifestation ne sont plus l’essentiel
de la lutte, qui a cure de savoir si elle est majoritaire ; 2) il s’en
suit logi-quement que la « bataille de l’opinion » n’est
plus à mener – mais le bac sera malgré tout épargné
au nom de droit de grève – ; 3) que l’activité
de grève est la seule chose qui vaut et que rien ne vient lui apporter
une finalité autre qu’elle–même ; 4) si ce n’est
la mise en œuvre d’une intersubjectivité qui ne peut
être qu’un produit de cette activité.
La dialectique
alambiquée de la sortie de grève
§ 21 – « Il faut savoir terminer une
grève », recommandait Thorez en 1936. Aujourd’hui,
le problème n’est pas tant de savoir mais de pouvoir terminer
la grève. Le dilemme n’est pas un accident de parcours :
si, comme on l’a vu, ce que montre ce mouvement c’est l’affirmation
de la lutte pour elle–même, si l’identité de
la classe prolétaire, dans son rapport à la classe capitaliste,
c’est l’affirmation de l’antagonisme de classe, alors,
la lutte devient à elle–même son propre objectif, forme
et contenu de la lutte sont confondus, la frontière entre le conflit
et le salariat se brouille et sortir de la grève devient problématique.
Il n’est pas étonnant dans ce contexte que Libération
puisse écrire dans son numéro du 11 juin 2003, sous le titre
« Sortie de grève sans porte de sortie » : «
Cheminots et direction n’ont rien à négocier à
l’issue du conflit ». Pourtant la sortie de la grève
est bien là, mais de quelle façon !
§ 22 – À la gare Montparnasse, l’AG
a voté la fin de la grève à 22 voix contre 16 et
14 absten-tions et, selon les termes du vote, les cheminots ont décidé
de « suspendre la grève re-conductible », mais de «
poursuivre le mouvement » (Libération du 13 juin 2003). Contraire-ment
à ce que dit l’auteur de l’article, cette formulation
n’est pas réductible à une « jonglerie sémantique
» formelle, et si jonglerie il peut sembler y avoir c’est
parce que la réalité qu’elle reflète est elle–même
brouillée par rapport aux anciens schémas. Les mots que
l’on emploie pour parler de sa propre lutte en font partie. En outre
le cas n’est pas isolée
.
§ 23 – Compte rendu de l’AG du 12 juin
au collège Paul Gauthier de Cavaillon, sous le titre Reculer n’est
pas céder ! : « (.…) face à la reprise perlée
mais nette de beaucoup de collègues, face au fait que pour les
lycées l'année (hors ce qui touche le bac) est "terminée",
que dans les collèges les élèves sont en voie de
disparition et que dans le primaire la reprise par les collègues
est nette, que dans les autres branches en grève l'installation
de la grève de façon continue est aléatoire, l'AG
a voté à la majorité la “sortie de la grève
reproductible”.
Nous envisageons des grèves tournantes, des actions sur toutes
les activités de fin d'année-préparation de la rentrée
prochaine, des actions en dehors des établissements (péage,
ponts...), la reprise ensemble de la grève certains jours. Il s'agit
de se mettre au diapason d'un mouvement d'ensemble dur mais qui a beaucoup
de mal à se fixer, un mouvement rampant, peut-être beaucoup
plus dangereux pour le gouvernement, une sorte d'exaspération durable.
La discussion a été vive, sur les 40 présents, la
“sortie de la grève reconductible” a été
votée par 20 personnes, 8 contre, 12 abstentions. (.…). »
§ 24 – L’analogie avec la situation
de la gare Montparnasse est trop frappante pour être le fait du
hasard. Dans les deux cas la sortie de la grève est acquise de
justesse, avec un nombre important d’abstention (si l’on additionne
les opposants à la sortie de la grève et les abstentionnistes,
la motion ne passe pas à Montparnasse, tandis qu’à
Cavaillon elle fait jeu égal avec son rejet). Dans les deux cas,
également, la motion de sortie de la grève est formulée
de la même façon, une façon certes alambiquée,
qui refuse de trancher, mais qui reflète exactement le mouvement.
Notes
[0] Ces remaniements ne tiennent pas compte
des échanges qui ont eut lieu au sujet du mouvement, lors de
la rencontre qui s’est tenue à Marseille le 14 juin et
qui a regroupé quelques camarades de Marseille, Arles et Cavaillon
ayant ou non participé à la grève – j’y
reviendrai.
[1] Ce compte rendu est disponible sur le site : http://greves84.ouvaton.org
[2] Cité in S. Zegel, Les idées de mai, éd.
Gallimard, Paris 1968, pp. 29–30.
[3] C’est le morveux Devedjian qui a déclaré que la
décentralisation à l’éducation nationale ne
touchait que les tondeuses à gazon…
[4] Pour mémoire : 1) l’absence d’un appel commun des
syndicats au niveau national ; 2) la timidité de l’action
politique et syndicale ; 3) la présence d’un grand nombre
d’emplois précaires dans les secteurs concernés ;
4) la médiatisation tronquée du mouvement à l’échelle
du pays.
[5] Numéro 104, Printemps 2003, p. 4.
[6] Le mouvements des grèves en France en mai–juin 1968
– Récit des évènements, 2000. À
paraître.
[7] Op. cit., p. 32 du manuscrit, je souligne.
[8] Ibid., p. 46, je souligne.
[9] Ibid., p. 47, je souligne.
[10] Astarian montre preuves à l’appui que les résultats
de Grenelle furent insignifiants du point de vue de la satisfaction des
revendications ouvrières, le principal étant reporté
sur les branches profes-sionnelles. Mais à l’époque
– nous sommes en 1968 – l’État dû forcer
les mains des patrons pour en-treprendre ces négociations.
[11] Op. cit., p. 57.
[12] Échanges, n° 103, Hiver 2002, p. 3.
[13] Libération du 15 janvier 2003.
[14] Pour mémoire : 1) achat–vente de la force de travail
; 2) consommation productive de la force de travail (exploitation) ; 3)
reproduction de la classe prolétaire et de la classe capitaliste
(reproduction d’ensemble du procès).
[15] la Matérielle n°3,
janvier 2003, Notre époque.
[16] Le Capital, éd. Gallimard, Œuvres t.
I, Paris 1965, p. 1080.
[17] Cf. op. cit., p. 1687, note 1 de la page 1080.
[18] À quand la grève générale ?
posté le 30 mai sur le site Grève 84, par « Les collègues
grévistes d’Anselme Mathieu » d’Avignon.
[19] Mutisme ? Tiédeur ? Aternoiements ? Réponse
à l’appel sus–cité.
[20] Commentaire à propos de l’Arrêt du TGV Postal,
posté le 9 juin 2003 (Grève 84]
[21] Posté sur Grève 84 le 11 juin.
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