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LA PUNITION
À propos du non–paiement des jours de grève après
les luttes de mai–juin 2003
20 juin 2003
Appliquer la loi
§ 1 – Dans un passé récent
(mais qui avec les grèves de ces dernières semaines apparaît
chaque jour plus lointain) la reprise du travail était accompagnée
de la rituelle négociation sur le paiement des jours de grève
ou, pour le moins, sur les modalités de rattrapage des journées
perdues. Toutes les me-sures existantes tendaient à rendre la
grève plus ou moins indolore pour le porte-monnaie des grévis-tes.
Tel fut le cas en décembre 1995, à la SNCF par exemple,
où les jours de grèves furent convertis en jours de congé
et où il fut appliqué un large étalement des retenues
de salaire. Selon la même logique, à l’Éducation
Nationale lors des grèves anti–Allègre de l’hiver
2000, Lang avait soldé le mouvement par des prélèvements
représentant au total de trois à cinq jours de salaire
; Allègre, pour sa part, avait agit de même en 1998 à
l’issue des grèves en Seine–Saint Denis (Libération
du 17 juin 2003).
§ 2 – Plus rien de tout cela aujourd’hui
: pas question de négocier le paiement d’une partie des
jours de grève alors que Matignon demande aux ministères
de prélever les retenues sur salaire le plus rapidement possible.
C’est ainsi que le 18 juin, à l’Assemblée,
Delevoye, ministre de la Fonction publique, a rappelé la règle
: « les fonctionnaires sont payés après service
fait. Là où le service n’est pas fait pour raison
de grève, le fonctionnaire n’est pas payé et nous
appliquerons la loi. » (Libération du 19 juin).
§ 3 – Appliquer la loi, à l’Éducation
Nationale, signifie appliquer l’arrêt Aumont, une jurisprudence
aux effets ravageurs qui autorise à prélever aussi les
jours non travaillés « pris en sandwich » entre deux
jours de grèves : en Seine–Saint–Denis, à
la Réunion (où l’arrêt engloberait les quinze
jours des vacances de Pâques), cela peut conduire à doubler
la facture… je suppose qu’il en va de même dans les
autres départements. Tout cela, au motif que tout « cadeau
» fait aux grévistes « serait inaudible aux non–grévistes
» (dixit « le ministère », Libération
du 17 juin). Mais les enseignants peuvent se ras-surer : la loi, qui
prévoit que leur revenu ne peut tomber en dessous du RMI, les
protège !
§ 4 – À la SNCF, la direction a décidé
que les feuilles de paye des cheminots seraient amputées au minimum
de trois à quatre jours de grève par mois, limitant ainsi
l’étalement des ponctions (Ibid.). À la
Régie des Transports de Marseille les retenues sur salaire seront
échelonnées sur trois mois (la Provence du 18
juin) : sachant qu’un traminot travaille en moyenne 22 jours par
mois et que la grève a duré 15 jours, sur la base d’un
salaire moyen de 6.500 Frs, la retenue mensuelle sera de 1.477 Frs par
mois (soit 23% du salaire mensuel) – Pour la petite histoire,
aucun des syndicalistes présent à la « négociation
» n’a osé annoncer la nouvelle aux traminots massés
sous le fenêtre de la direction… jusqu’à ce
que FO finisse par s’y coller.
§ 5 – On a vu que pour les enseignants,
le motif invoqué est le fait que de tels « cadeaux »
seraient « inaudibles pour les non grévistes ». À
la RTM, le motif en est que la grève étant l’ultime
recours en cas de conflit entre un salarié et son employeur le
mouvement des traminots contre la loi Fillon correspond à un
« certain dévoiement du droit de grève » (dixit
la direction) dans la mesure où l’État, qui porte
la loi, n’est pas le patron des traminots de la Régie.
CQFD – une théorie qui aussitôt énoncée
à valu à la Régie une semaine supplémentaire
de grève alors que la reprise du travail était quasiment
votée…
§ 6 – On peut expliquer cette attitude nouvelle
par la présence d’une « droite dure » au gouvernement,
une droite qui, comme le dit Lhubert, secrétaire général
de la fédération CGT des fonctionnaires, « affiche
sa volonté de faire taire les personnels en les frappant sur
leurs revenus le plus durement possible » (Libération
du 17 juin). On peut l’expliquer aussi par la défaite sans
appel qu’à subit le mouvement, par la « trahison
» des syndicats, etc. Tout cela est en partie vrai, mais ça
n’explique pas tout et reste formel. Le refus de négocier
le paiement des jours de grève a un contenu autre que simplement
répressif, revanchard ou dissuasif.
§ 7 – Il semble qu’une tendance à
l’assouplissement de la rigidité des premiers jours de
la fin du conflit se fasse valoir (Libération du 19
juin) dans le sens d’une prise en compte des situations locales
a contrario de la position initiale de Raffarin : selon Delevoye «
il appartient (…) à chaque gestionnaire d’étaler
les retenues dans les limites permises par la pratique et par la jurisprudence.
». Mais l’on sait ce que vaut la jurisprudence Aumont à
l’Éducation Nationale. En ce qui concerne la pratique,
à la SNCF, Sud–Rail note bien que la nouvelle direction
de l’entreprise a adopté des directives plus « carrées
» lors des conflits, mais que les exigences en termes d’application
au niveau local étaient très lâches : « Tout
dépendait des régions. En 2001, il y a eu des conversions
de jours de grève en jours de congés, ce qui d’ailleurs
arrangeait parfois les dirigeants locaux en peine d’honorer les
jours de congés dus aux cheminots [c’est la même
chose à la Régie des Transports de Marseille, n.d.a.].
Idem pour l’étalement des retenues de salaires. »
Il semble toutefois que, pour le coup, les dirigeants locaux aient reçu
la consigne de ne transiger sur rien (Libération, op. cit.)
– comme quoi notre gouvernement sait encore centraliser quand
il le faut où il faut ! Quoi qu’il en soit, et sans préjuger
du seuil jusqu’auquel sera poussée la logique initiale,
il n’empêche qu’elle existe et qu’elle a été
formulée explicitement dès l’abord et déjà
mise en œuvre dans certains cas. Que Delevoye arrondisse les angles
à l’Assemblée ne change pas nécessairement
les choses sur le terrain. Les motifs invoqués pour motiver cette
nouvelle logique ne sont pas innocents, ce ne sont pas des paroles en
l’air. Et ils peuvent à leur façon permettre de
comprendre sur le fond cette nouvelle logique.
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Un cadeau inaudible pour
les non–grévistes
§ 8 – À l’Éducation Nationale,
on l’a vu, le paiement des jours de grève ou toute autre
mesure visant à alléger le coût du conflit pour les
salariés grévistes serait un « cadeau inaudible pour
les non–grévistes » – le terme de « cadeau
» est déjà significatif en lui–même. L’inversion
de problématique que suppose cette position est de taille : il
s’agit ni plus ni moins d’évaluer la position de gréviste
à l’aune de celle de non–gréviste pour traiter
une question qui concerne les grévistes… les grévistes
deviennent alors des non–non–grévistes ! Si l’on
croise le propos du ministère avec celui de Delevoye à l’Assemblée
(§ 2) il devient évident que désormais faire grève
revient à se mettre en défaut par rapport à l’impératif
du travail, norme absolue incarnée par les non–grévistes,
c’est–à-dire ceux qui n’ont pas cessé
le travail. Mais de quel travail s’agit–il ? Il ne s’agit
pas du travail salarié comme rapport social, tel qu’il définit
la relation entre capitalistes et salariés, il s’agit strictement
du travail tel qu’il s’effectue ici et maintenant, dans l’entreprise,
du travail qui pour le salarié à sa traduction en bas et
à droite de sa feuille de paie (le plus souvent !).. Cela fait
une (grosse) différence que Delevoye ne fait que confirmer à
propos des fonctionnaire pour justifier le non–paiement des jours
de grève, lorsqu’il dit que ceux-ci sont payés pour
le service rendu et qu’ils ne sont pas payés si le service
n’est pas rendu. Le refus a priori de négocier le paiement
des jours de grève, l’accélération et l’aggravation
des retenues devient dans ce cadre proprement une punition pour faute,
un acte disciplinaire et la grève un acte d’indiscipline
; d’où l’appel à la loi, à la jurisprudence…
lorsqu’elle va dans le sens requis par la nouvelle donne. Les grévistes
se sont mis hors la loi (du travail), ils doivent être punis. C’est
logique…
La question du préavis
: la grève appartient–elle ou non aux salariés ?
§ 9 – À la SNCF, un autre conflit post–reprise
porte justement sur un différent juridique entre les syn-dicats
et la direction (Libération du 17 juin). Depuis plusieurs
années, celle–ci estime qu’un préavis de grève
reconductible ne couvre que les cheminots en grève depuis le premier
jour et met en situation « illégale » ceux qui prennent
le conflit en marche. Les syndicats, de leur côté, s’appuient
sur une jurisprudence de la cour de cassation sociale de 1999 qui affirme
que la « grève appartient aux salariés ». Derrière
cette très belle formule, il y a l’idée que chaque
salarié peut rejoindre une grève reconductible quand bon
lui semble et donc être couvert par le préavis : la grève
est donc posé comme un fait salarial, le droit de grève
protège le salarié sans dépendre du préavis,
avant d’être un fait d’entreprise moyennant le dépôt
du préavis par les syndicats, qui règle le conflit par-delà
ses acteurs effectifs. Or, à l’occasion du conflit de mai–juin,
certains grévistes ont débrayé après le premier
jour du préavis et ont été mis en « absence
irrégulière » et encourent donc non seulement une
retenue de salaire qui s’applique hors toute négociation
mais encore une sanction disciplinaire. Selon Sud–Rail la chose
n’est pas nouvelle. Ce qui l’est, en revanche, c’est
que par le passé les responsables locaux revenaient souvent en
arrière après le conflit alors qu’aujourd’hui
il apparaît que cela est beaucoup plus difficile. Ce qui se joue
dans cette affaire, c’est la position de gréviste elle–même,
dont le salarié se trouve dessaisi au profit du règlement
de la grève, ce qui place le gréviste qui débraye
hors du cadre préalable du préavis en position d’absent
sans justification et le met en position d’irrégularité
par rapport au règlement intérieur de l’entreprise.
La chose est moins radicale que dans la fonction publique : le gréviste
hors préavis n’est pas renvoyé au non–gréviste
mais à la règle de la grève, sur le fond cependant
c’est la même (nouvelle) donne. Aujourd’hui, faire grève,
cesser le travail sur la base stricte de la position de salarié
revient à se mettre en défaut par rapport à l’impératif
du travail – au sens que l’on vient de préciser (qui
présuppose ici le dépôt du préavis) et donc
être redevable d’une punition. Le non–paiement des jours
de grève s’apparente à une amende. Ce qui est en question,
à l’Éducation nationale comme à la SNCF, ce
n’est pas le motif de la grève, le fait de réclamer
le retrait de la loi Fillon, mais le fait même de la grève
c’est–à-dire la cessation du travail.
Le dévoiement du
droit de grève
§ 10 – La direction de la Régie des
Transports Marseillais refuse de payer le coût d’un conflit
qui n’implique pas directement l’entreprise et qui, en ce
sens, s’apparente à un « dévoiement du droit
de grève ». Ce dévoiement apparaît donc comme
un exercice indu du droit, comme le fait de l’exercer pour des motifs
qui dépassent les limites strictes de l’entreprise, c’est–à-dire
le rapport immédiat entre les salariés et leur employeurs.
Ce qui revient une fois de plus à affirmer avant toute chose l’impératif
du travail et donc son corollaire qui est la grève comme défaut
à cet impératif et donc les retenues de salaire comme punition.
§ 11 – Au–delà de leurs différences,
ces attitudes patronales et gouvernementales face à la question
du paiement des jours de grève constituent un ensemble cohérent
qui fait apparaître que le point d’achoppement est moins le
rejet de la loi Fillon et de la décentralisation, c’est–à-dire
l’enjeu immédiat du conflit, que le fait d’avoir fait
grève, d’avoir cessé le travail pour cela. Comme si
le statut même de la grève s’était modifié,
comme si l’on était sorti du cadre conflictuel habituel ou
encore comme si la conflictualité avait changé de nature.
§ 12 – Ici encore ont peut constater que le
patron de la RTM est en parfait accord avec Delevoye en ce qui concerne
l’impératif du travail : les salariés sont payés
pour travailler sur leur lieu de travail, s’ils ne le font pas,
ils ne sont pas payés. Une fois encore, c’est logique, certes,
mais dans sa crudité cette logique est radicalement différente
de celle à travers laquelle les conflits étaient auparavant
appréhendés. À sa manière, également,
la position de la SNCF sur les préavis de grève reconductible
participe de la même logique : en voulant dessaisir les salariés
de leur droit d’entrer en grève quand bon leur semble, elle
recadre strictement la grève sur le rapport de travail définit
par l’entreprise.
La sortie du cadre conflictuel
passé
§ 13 – La négociation sur le paiement
des jours de grève, telle qu’elle était la règle
auparavant n’était pas un cadeau : au–delà de
la volonté d’en finir rapidement, en acceptant le principe
même de la réduction, autant que faire se peut, du coût
du non–travail pour les salariés grévistes, cette
négociation supposait une reconnaissance de la légitimité
sociale de la lutte et, d’une certaine façon, une «
utilité » de celle-ci, un sens au niveau de la totalité
du rapport de classes au–delà de la polarisation que tout
conflit met en œuvre. Or , aujourd’hui, l’attitude gouvernementale
et patronale confirme cette polarisation de classe après la fin
du mouvement. Faire des grévistes des « non–non–grévistes
», dessaisir les salariés de la grève au profit de
la dimension entrepreneuriale de celle–ci à travers le respect
du préavis, voir un dévoiement du droit de grève
lorsque celui-ci s’applique à un objet qui sort du cadre
strict de l’entreprise, sont autant d’attitudes qui consistent
à considérer que faire grève c’est se mettre
en défaut par rapport à l’impératif de travail
ce qui nécessite de punir les contrevenants en leur faisant payer
la grève au prix fort. Contrairement à ce qui peut apparaître
au premier coup d’œil, cette attitude n’est pas une régression,
une attitude réactionnaire par rapport par rapport aux pratiques
antérieures, elle ne revient pas à nier simplement la légitimité
sociale des conflits mais à affirmer qu’il n’existe
plus de totalité médiatisée au niveau de laquelle
ils pourraient trouver leur juste place. C’est, d’une certaine
manière, pour la classe capitaliste, se rendre compte que la lutte
n’a désormais plus d’autre objectif que la lutte elle-même,
que la lutte contre elle–même et elle s’emploie à
répondre à cette situation nouvelle avec des moyens adaptés..
Les retenues de salaires, le plus possible et le plus vite possible, c’est
une punition, une sanction disciplinaire cohérente avec l’état
de l’antagonisme de classes qui se met en place dans la reconfiguration
actuelle du procès de subordination de la classe prolétaire
par la classe capitaliste. Dans cette reconfiguration, la grève
revient à se mettre en défaut par rapport à l’impératif
du travail, par là elle se développe comme insubordination
et la réponse patronale/gouvernementale comme retour à l’ordre,
c’est–à-dire remise au travail, purement et simplement,
mais non sans avoir fait payé la faute commise au prix fort.
Un cadre pour la nouvelle
conflictualité
§ 14 – Il peut apparaître bien restrictif
d’aborder ces semaines de mai–juin à partir de la question
du (non) paiement des jours de grève, bien restrictif et bien profane.
Pourtant, à y regarder de près comme on vient de le faire,
et quand bien même on ne considérerait que comme des «
indices » les cas qui viennent d’être analysés,
on finit par voir de quel « crime » il s’agit sans avoir
besoin de « chercher la femme ». Avec les caractéristiques
du mouvement qui ont pu déjà être dégagées
[1], il faut bien reconnaître que in fine, la gestion du coût
de la grève pour les grévistes est une sorte de clef de
voûte qui constitue un ensemble cohérent, du point de vue
salarial et patronal. Cette nouvelle cohérence repose sur ce que
j’ai appelé l’immédiateté sociale des
classes, un terme qui renvoie d’abord à la stricte polarisation
du rapport de classe, hors de toute médiation étatique,
et que je propose de compléter ici par la thèse de l’impératif
du travail et le statut nouveau de la grève qui est son corollaire.les
semaines de mai–juin permettent de dégager le premier cadre
d’une nouvelle conflictualité, dit autrement : les modalités
nouvelles de l’implication réciproque antagonique de la classe
prolétaire et de la classe capitaliste. Pour la reste, seules les
luttes futures permettront d’aller plus loin sur cette voie (mais
une analyse rétrospective de décembre 1995 ne serait pas
inutile).
[1] Pour mémoire : la problématique de la mobilisation active
dans les grève, des « temps forts » et de la grève
générale comme substitut à l’unité de
la classe, la confusion entre la forme et le contenu de la lutte, le fait
que la lutte n’est pas d’autre objet qu’elle–même,
le caractère problématique de la centralité du conflit
et le fonctionne-ment strictement sectoriel des AG et, pour finir, la
dialectique alambiquée de la sorite de gr ève. Voir :
Le mouvement de mai–juin 2003 dans l’immédiateté
sociale des classes et La réunion
de la Pourdrière.
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