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Après la
punition…
Dimanche 29 juin 2003
texte remanié le 30 juin
§ 1 – PARIS (Reuters) - Dans un entretien
publié samedi par Le Figaro, François Fillon, ministre français
des Affaires sociales, déclare, à propos de la réforme
des retraites, que « la résistance du gouvernement face
à une contestation sociale, pour la première fois depuis
longtemps, est un tournant dans l'histoire de la droite et du centre ».
(Libération du 28 juin 2003).
§ 2 – Cela signifierait–il que le Juppé
« droit dans ses bottes » de 1995 était un adversaire
moins redoutable que le quatuor Raffarin, Fillon, Sarkozy et Ferry ? C’est
ce que dit implicitement Fillon, mais cela n’est rien d’autre
que le coup de pied de l’âne au cheval de retour. Cela ne
dispense pas pour autant de s’interroger sur les raisons de cette
« résistance « du gouvernement.
§ 3 – Le premier motif qui vient naturellement
à l’esprit est que cette résistance est le corollaire
de la « faiblesse » du mouvement. Reste alors à expliquer
cette faiblesse. De manière plus sérieuse que le «
courage politique » des Raffarin et consort, on peut y voir l’effet
d’un rapport de force favorable à la classe capitaliste,
au gouvernement, en l’occurrence, face aux grévistes. Mais
cela n’explique pas pourquoi ce rapport de force s’est ainsi
déplacé depuis 1995, ou mieux : pourquoi les sept semaines
de grève de mai–juin n’ont pas permis de construire
un rapport de force favorable au mouvement.
§ 4 – Reste alors la thèse classique
de la « trahison » des syndicats qui, en l’espèce,
n’auraient pas appelé à la « grève générale
», laquelle aurait permis de faire basculer les choses… ce
qui suppose, entre autre, qu’en décembre 1995 la victoire
a été acquise grâce à la fidélité
des syndicats ; on verra que ce n’est pas là le problème.
En outre, j’ai déjà signalé l’ambiguïté
de l’appel des grévistes aux syndicats pour qu’ils
appellent à la grève générale [1].
§ 5 – Il est également possible de
mettre en avant la tiédeur des cheminots, notamment des agents
de conduite, et les menées de la Fédération CGT afin
que la SNCF n’apparaisse pas comme le fer de lance du mouvement
ou, pour le moins, comme un composante essentielle de celui–ci (contrairement
à décembre 1995). Compte tenu de la capacité de nuisance
des cheminots, sans commune mesure avec celle des enseignants, cela peut
effectivement avoir joué un rôle. Mais sur le fond cette
explication, comme les autres, reste extérieure aux grèves
elles–mêmes, dans la mesure où elle renvoie aux non–grévistes.
On peut toujours dire qu’une lutte échoue parce qu’elle
ne s’est pas généralisée… ce qui n’explique
pas pourquoi elle ne s’est pas généralisée
!
§ 6 – À rester dans cette problématique
on ne peut que s’enliser dans des contradictions ou des paradoxes
[2] et égrener les fausses questions habituelles que l’on
vient de passer en revue, qui ne débouchent sur rien sinon sur
de nouvelles questions. Pour s’en sortir, il faut recadrer le problème
et changer totalement d’horizon.
§ 7 – S agissant du « tournant »,
Fillon ne croit pas si bien dire, à ceci près que le tournant
en question n’est pas celui qu’il croit. Il est exact que
par rapport au mouvement de décembre 1995 qui avait obtenu le retrait
du plan Juppé, les semaines de mai–juin 2003 se soldent de
ce point de vue par un échec, mais l’enjeu de ces semaines
était–il réellement d’obtenir le retrait du
plan Fillon ? Où se trouve la défaite : dans le vote surréaliste
des articles de loi à l’Assemblée ou dans le fait
d’arrêter la grève et de reprendre le travail ? ce
qui n’est pas, en soi, une « défaite » que l’on
pourrait opposer à une « victoire », (à moins
de supposer que l’objectif du mouvement était le «
refus du travail « ce qui est aussi surréaliste que le vote
de l’Assemblée !)
§ 8 – À lire les propos des grévistes
sur la fin du mouvement, il apparaît souvent que les regrets ne
portent pas sur le fait de la réforme (même si évidemment
cela ne fait plaisir à personne), ni sur le fait de la reprise
du travail (ce qui ne déplait pas forcément à tout
le monde), mais sur le fait de la « sortie de grève »
avec toutes les formulations alambiquées auxquelles celle–ci
a pu donner lieu. Ce qui est important ce n’est donc pas la défaite
au sens classique (échec de la revendication) mais l’arrêt
de la grève, ce qui change tout. Ça change tout en ce sens
qu’alors que la dialectique échec/victoire suppose la lutte
comme finalisée par la revendication, le cours du conflit de
la grève à la sortie de grève, affirme la
lutte (pour telle ou telle revendication) comme réalité
immédiate du conflit.
§ 9 – Ainsi Fillon peut pavoiser. Mais comme
l’imbécile qui regarde le doigt quand on lui montre la lune,
ce qu’il ne voit pas (encore), c’est que le tournant dont
il s’agit ne concerne pas l’histoire de son nombril, mais
l’histoire de la lutte de classes. Le gouvernement a gagné
un combat qui n’était pas celui des grévistes. Il
n’a donc rien obtenu parce qu’il n’y avait rien à
obtenir, sinon une victoire dans un combat qui n’a pas été
réellement mené. La gloriole d’un ministre
ne change rien au sens de la punition [3] infligées aux grévistes
sur la question du paiement des jours de grèves, punition qui a
plus de sens pour le mouvement de mai–juin que tout autre discours
de circonstance.
§ 10 – Une dernière remarque pour conclure.
Il ne semble pas que l’attitude des grévistes au cours des
semaines de mai–juin 2003 telle que j’ai essayé de
l’analyser, ait été différente de celle des
acteurs de décembre 1995, dans une certaine mesure. Dans un texte
de 1996 [4], B. Astarian faisait en effet déjà remarquer
que les grèves n’avaient rien fait d’autre que défendre
le strict statu quo et que le mouvement ne s’était
ouvert à aucune réforme et a fortiori n’en
avait proposé aucune. Mieux : il note que les grévistes
ont affronté l’État en tant que salariés
purs et simples face à un patron ordinaire et que le service
public n’a pas été traité comme le service
public, mais comme une société publique de service quelconque.
Ce qui signifie que les grévistes étaient là pour
refuser de travailler plus longtemps, « ce qui est une façon
de dire que leur carrière ne les intéresse nullement et
qu’ils sont pressés d’en finir. » La crispation
des grévistes sur la stricte défense du statu quo ante,
doit donc être comprise comme plus que la seule défense de
relatifs privilèges. Conclusion : « En se comportant comme
de mauvais citoyens, les fonctionnaires grévistes se sont révélés
être de simples prolétaires de notre époque. »
Cette analyse, particulièrement éclairante, se trouve être
parfaitement valable pour le mouvement de mai–juin 2003, à
cette différence près que ce coup-ci, ces mauvais citoyens
ont été punis comme de simple prolétaires. C’est
que sur une base semblable il y a aujourd’hui une différence
que l’on peut percevoir dans les rapports entre les syndicats et
les grévistes.
§ 11 – En 1995, les syndicats se sont retrouvés
dans le mouvement comme un poisson dans l’eau (même s’ils
ont du prendre le train en marche), ce qui n’a pas été
le cas en 2003 où l’on a souvent eu l’impression que
les appareils suivaient le mouvement en freinant des deux pieds, contraints
et forcés par leurs bases. Astarian explique le rapport de 1995
par le fait que les syndicats faisant eux–mêmes parti du statut
qui était l’objet central du conflit comme cogestionnaires
du système, il y avait une véritable adéquation entre
leur activité en tant qu’institution défendant son
fromage et en tant que représentant des salariés défendant
leur statut. Or cette adéquation a disparu en 2003 : les syndicats
n’avaient pas à préserver a priori un statut
qui avait déjà trouvé une nouvelle forme dans un
système dont ils avaient déjà approuvé le
contenu principiel et, simultanément, ils ont eu de plus en plus
de mal à représenter des salariés qui défendaient
de moins en moins leur statut et de plus en plus leur position de grévistes…
§ 13 – Pour terminer, je voudrais rappeler
cet échange entre des enseignants grévistes et un responsable
syndical, qui me paraît particulièrement représentatif
de ce qui s’est joué au cours de ces semaines de mai–juin
: les premiers reprochent aux syndicats leur tiédeur, leur mutisme
et leurs atermoiements face à l’appel à la grève
générale, et conditionnent leur adhésion à
cet appel ; le second leur répond en leur reprochant de ne s’intéresser
qu’aux « grands conflits » et, par leurs menaces, de
mettre en péril l’action des syndicats lorsqu’il s’agira
d’intervenir à l’occasion des mouvements de personnels,
des conflits avec la hiérarchie et de leur « gestion de carrière
» [5].
[1] Le mouvement de mai–juin
2003 dans l’immédiateté sociales des classes.
(§ 19)
[2] Ainsi, la revue Temps critique explique le mouvement de mai–juin
par une contradiction entre la capacité d’auto–organisation
dont ont fait preuve les enseignants grévistes et leur attachement
à l’État–Providence qui « empêche
le mouvement de trouver son autonomie politique » (Retraites
à vau–l’eau et vies par défaut, contre le capital
: assaut !, supplément
au n° 13). Il ne faut pas confondre le refus de la décentralisation
selon St. Luc avec la défense du centralisme républicain
selon St. Jules.
[3] La punition.
[4] Décembre 1995 en France : Début de la fin des illusions
(non publié).
[5] À quand la grève générale
? (Grève 84, 30 mai 2003)..
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