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LE
SYLLOGISME MARXIEN
DU PROLETARIAT
§ 1– La systématicité marxienne,
comme logique propre à l’objet en ce que l’objet est
en propre c’est l’auto–déploiement comme auto–détermination
du « mouvement même dont toute chose faite n’est qu’une
configuration transitoire » et qui par là inclut «
dans la conception positive des choses existantes » (i.e. dans la
détermination finie), « l’intelligence de leur négation
fatale, de leur destruction nécessaire » , et c’est
ainsi que le communisme ne peut être lui–même une chose
positive (un idéal moral à accomplir ou un état de
fait à établir) mais « le mouvement réel qui
abolit l’état actuel des choses » , comme sens du «
mouvement même dont toute chose faite, etc. »
1. La systématicité marxienne, c’est–à-dire
la dialectique telle que Marx la sauve et lui trouve « une physionomie
tout à fait raisonnable » , puis la « dialectique
matérialiste » et le « matérialisme dialectique
».
2. Il n’est pas utile d’insister ici sur le fait qu’en
remplaçant l’Idée hégélienne par le
“mouvement même”, on ne sort pas, du point de vue
de son fond rationnel, de la systématicité spéculative…
contrairement à ce que prétendent Marx et Engels. Il en
va de même de la thèse du “renversement” de
la dialectique hégélienne à propos duquel Althusser
a raison d’écrire : « …s’il ne s’agit
que d’un renversement, d’une remise à l’endroit
de ce qui était à l’envers, il est clair que faire
basculer un objet tout entier ne change ni sa nature ni son contenu
par la vertu d’une simple rotation ! L’homme sur la tête,
quand il marche enfin sur ses pieds c’est le même homme
», « …une philosophie ainsi renversée ne peut
être considérée comme tout autre que la philosophie
inversée, que par une métaphore théorique : en
vérité sa structure, ses problèmes, le sens de
ses problèmes, continuent d’être hantés par
la même problématique. » La structure, les problèmes
posés et le sens des problèmes posés… ce
n’est quand même pas rien ! Que dire alors de la théorie
postprolétarienne qui, comme on l’a vue, conserve dans
sa critique du paradigme ouvrier le fond rationnel de la théorie
du Prolétariat ?
§ 2– Avoir la contradiction ne suffit pas
à l’effectuation du processus ; certes, le dépassement
est la raison d’être de la contradiction mais encore faut–il
pour que la chose s’effectue qu’existe un « agir efficient
», c’est–à–dire un Sujet : chez Hegel ce
sont les différents « peuples » de l’histoire
et leurs « grands hommes » qui en incarnent l’ «
esprit » (la dimension rationnelle), chez Marx c’est un groupe
social particulier, LA CLASSE PROLETAIRE ORGANISEE EN PARTI
ET DONC EN CLASSE, et par là EXISTANT COMME
SUJET POLITIQUE. Marx expose le syllogisme de la classe prolétaire
comme sujet politique en tant qu’effectivité de son sens
révolutionnaire, en lequel se résume sa théorie du
Prolétariat, dans les dernières pages de Misère
de la philosophie. Je contracte son exposé :
§ 3– « Les conditions économiques
avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs
[la grande industrie agglomère dans un endroit des gens inconnus
les uns aux autres. La concurrence les divise d’intérêts].
La domination du capital a créé à cette masse une
situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse
est déjà une classe vis–à–vis du capital,
mais pas encore pour elle–même. [Mais le maintien des salaires,
cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître,
les réunit dans une même pensée de résistance
– coalition (…). Si le premier but de la résistance
n’a été que le maintien des salaires, à mesure
que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une
pensée de répression, les coalitions, d’abord isolées,
se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le
maintien de l’association devient plus important pour eux que celui
du salaire (…). Une fois arrivée à ce point là,
l’association prend un caractère politique.] Dans la lutte
(…) elle [la masse des travailleurs] se constitue en classe pour
elle–même. Les intérêts qu’elle défend
deviennent des intérêts de classe. » Tel est, en sa
forme la plus ramassée, le syllogisme du Prolétariat comme
sujet politique en sa systématicité spéculative.
§ 4– Je parle de syllogisme systématique
dans la mesure où la constitution du prolétariat en classe
est traitée selon la figure du déjà… pas encore,
figure logique qui indique que le sujet du syllogisme est déjà
tel en soi, abstraitement, dans son concept – pas encore tel, pour
soi, concrètement, en son concept, figure dans laquelle se joue
toute systématicité (2 §§ 21 et 32). Sans cela,
on ne pourrait pas comprendre ce qu’est cette classe qui se pré–existe,
qui peut déjà être nommée alors qu’elle
n’existe pas comme telle ; c’est que la « masse »
est déjà en soi ce qu’elle devient pour soi, «
organisation des éléments révolutionnaire comme classe
» donc en Parti, en Parti révolutionnaire « de masse
».
§ 5– Dans le Manifeste, Marx écrit
de même : « les conditions de l’émancipation
prolétarienne, c’est l’histoire qui les donne »,
c’est « l’organisation graduelle et spontanée
du prolétariat en classe » .
1. Marx critique dans ce passage les socialistes et les communistes
critiques utopiques qui par « leurs inventions personnelles »
tirées de leur imagination entendent « suppléer
ce que le mouvement social ne produit point. » Cf. 1 §§
51 et 52 : la modestie spéculative qui rejette toute pensée
singulière au profit de la logique nécessaire de la chose
même – c’est en ce sens qu’il faut prendre le
terme “spontané” et non au sens postprolétarien
de non organisé.
2. C’est de là que vient la distinction établie
par la théorie postprolétarienne entre le « parti
formel » et le « parti historique », telle qu’elle
est reprise par G. Dauvé dans Sur
l’idéologie ultra–gauche (1969), mais aussi
par Robin Goodfellow (ex Communisme ou Civilisation –
1976/1998) dans leur texte la Fin d’un cycle. Je reviendrai sur
le travail très intéressant de ce groupe issu de l’ultra–gauche
italienne (qu’il convient d’intégrer à la
critique de la théorie postprolétarienne de la révolution
que je n’ai jusqu’ici considérée que sous
l’angle de ses courants issus de l’ultra–gauche germano–hollandaise).
§ 6– À la fin du processus, on a la
réalisation du Prolétariat dans son concept ou, si l’on
préfère, l’« effectivité » du sens
révolutionnaire de la classe dans la classe prolétaire comme
sujet politique, ou le Parti comme concept du Prolétariat dans
son sens révolutionnaire.
§ 7– En bonne systématicité,
le commencement du processus, le point de départ, ne tient que
par son terme, son point d’arrivée dans lequel il est destiné
à se supprimer… C’est le cercle rationnel de la spéculation
systématique : l’organisation des prolétaires en parti,
donc en classe, n’est pas un phénomène contingent
mais l’advenir nécessaire de la classe prolétaire
dans son concept : le devenir n’a de sens que comme anticipation
de soi du résultat, dans la mesure où il est auto–déploiement
du sujet et que ce n’est que comme tel qu’il peut être
ainsi.
§ 8– Dans le syllogisme, le Prolétariat
n’est pas « un sujet en repos qui porte les accidents sans
être mû, mais le concept qui se meut et qui reprend en lui–même
ses déterminations. » C’est pour cela que Marx peut
conclure (à l’adresse de Proudhon qui refuse l’ultime
passage dans le troisième moment du syllogisme pour s’en
tenir au second) : « Ne dites pas que le mouvement social exclut
le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui
ne soit social en même temps » , puisque le mouvement social
est déjà en soi mouvement politique, même s’il
ne l’est pas encore effectivement (pour soi). C’est également
pour cela qu’il peut lancer sa formule célèbre ; «
La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est
rien » qui bien loin de signifier un rejet des luttes syndicales
– comme l’à le plus souvent interprétée
à contre–sens la théorie postprolétarienne
pour en faire le point de départ de sa critique du paradigme prolétarien
de la révolution – ne fait qu’exposer la nécessité
interne de leur devenir politique, c’est–à–dire
le fait qu’elles ne sont pas une fin en soi. Marx , dans d’autres
termes, ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme au cours de la
séance de 1850 de la Ligue des communistes : « J’ai
toujours bravé l’opinion momentanée du prolétariat
» , c’est–à–dire la représentation
immédiate qu’il peut se faire de sa situation, de manière
déterminée, finie, scindée de la totalité,
donc non rationnelle.
Engels peut écrire sans prendre de gants « Pendant des années,
le mouvement ouvrier anglais a tourné désespérément
en rond dans le cercle étroit des grèves pour l’augmentation
des salaires et la diminution des heures de travail, considérées
non comme expédient ou moyen de propagande, mais comme fin en soi.
Les trade–unions, en fait, excluent par principe dans leurs statuts
toute action politique et par là–même, interdisent
à la classe ouvrière de participer à toute activité
générale en tant que classe (…). C’est pourquoi
on ne peut parler d’un mouvement ouvrier ici que dans la mesure
où il y a des grèves qui, victorieuses ou non, ne font pas
avancer d’un pas le mouvement. Gonfler de telles grèves (…),
des grèves qui ne font pas avancer la classe ouvrière, et
en faire des luttes d’importance mondiale (…) ne peut, à
mon avis, qu’être nuisible. »
LE FOND RATIONNEL DE LA SYSTEMATICITE MARXIENNE
§ 9– Le syllogisme du Prolétariat est
en même temps une phénoménologie (au sens hégélien
de « présentation du savoir qui apparaît »q)
de la conscience de classe, qui pousse le processus de prise de conscience
à son terme, « c’est–à–dire à
la dissolution de la forme même de la conscience – la différence
du sujet et de l’objet du savoir , au savoir de soi, savoir non
limité par un objet qui n’est plus son Autre, mais lui–même,
bref au savoir absolu. » La phénoménologie de la conscience
de classe suit exactement, moment par moment, le syllogisme du Prolétariat
dont elle double le processus objectif (organisationnel) d’un processus
subjectif (conscientiel) : au devenir classe de la masse dans son organisation
correspond le devenir conscience de classe des représentations
de la masse (cf. la remarque de Marx au § 30), au devenir parti de
cette organisation correspond le devenir science de la conscience, au
sens spéculatif de logique propre à l’objet en ce
que l’objet est en propre.
§ 10– D’abord « divisée
d’intérêts » par la concurrence, la masse des
travailleurs sort dans un premier moment d’elle–même
dans sa lutte contre ses « maîtres » (elle se nie pour
la première fois – « négation simple »)
et acquiert ainsi un premier niveau d’universalité à
travers la représentation qu’elle se fait de ses «
intérêts communs » ; mais il ne s’agit là
encore que d’une universalité abstraite, extérieure,
c’est–à–dire par rapport à son Autre,
qui appelle son dépassement (double négation – négation
de la négation) dans la prise de conscience de ses « intérêts
de classe » qui ne sont plus simplement ses intérêts
“par position” dans la société civile bourgeoise,
mais ses intérêts au regard de l’Histoire ou mieux
: les intérêts de l’Histoire qu’elle représente,
sur la base de sa position sociale (c’est–à–dire
de sa position particulière dans la totalité historique
positive immédiate).
§ 11– La conscience de classe, c’est
la classe prolétaire Sujet qui s’abandonne à la vie
de l’Histoire qui a présente et qui exprime la nécessité
interne de celle–ci comme ultime réconciliation du Sujet
et de l’Objet, du Temps et du Concept, de l’Homme et de son
histoire… moyennant sa « réalisation détaillée
» sans laquelle « le résultat nu est le cadavre qui
a laissé la tendance derrière soi » , c’est–à–dire
le programme de son parti. C’est ainsi que Balibar peut écrire
( en donnant l’impression de se faire peur – mais il y a de
quoi !) : « Pour le Marx de Mars 1845, ce n’est pas assez
de dire avec Hegel que “le réel est rationnel” et que
le rationnel, nécessairement, se réalise : il faut dire
qu’il n’y a de réel, et de rationnel, que la révolution.
» – à ceci près que la restriction chronologique
ne vaut pas. Donc « si l’on fait abstraction des insuppressibles
contingences (hasard et libre arbitre) singulières de l’histoire
(il est rationnel que tout ne soit pas rationnel), qui, cependant, médiatisent
un développement dont le sens universel ne peut être compromis
par elles (optimisme hégélien [et marxien – n.d.a.]),
l’histoire est conduite par la raison ou le concept. »
1. Une analyse que ne désavouerait pas I. Garro, lorsqu’elle
écrit (à juste titre) que pour Marx, à partir du
moment où il aborde « la question de l’histoire,
de sa connaissance et de sa maîtrise », « le problème
est (…) de relier une nouvelle théorie de l’histoire
à la perspective de sa maîtrise collective, enfin rationnelle.
» Marx avait confirmé par avance ce propos dans la préface
du Capital : « Lors même qu’une société
est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle
qui préside à son mouvement – et le but final de
cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement
de la société moderne – elle ne peut ni dépasser
d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement
naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation
et adoucir les maux de leur enfantement ».
2. On pourrait penser que ces deux conceptions de la science (spéculative
dans l’aspect que retient ici Balibar, positiviste dans celui
retenu par Garro) s’opposent, de même que s’opposent
la nécessité spéculative induite par le premier
et le possibilisme du second. En réalité il n’en
est rien dans la mesure ou la scientificité spéculative
est chez Marx la condition théorique de son possibilisme politique.
3. Je vais citer encore une fois Althusser : « Pour le dire en
termes polémiques, quand on pose la question de la “fin
de l’histoire”, on voit dans un même camp se ranger
et Epicure et Spinoza, et Montesquieu et Rousseau, sur la base, explicite
ou implicite, d’un même matérialisme de la rencontre
ou, au sens fort, pensée de la conjoncture. Et Marx, bien entendu,
mais forcé à penser dans un horizon déchiré
entre l’aléatoire de la Rencontre et la nécessité
de la Révolution. »
§ 12– Le syllogisme marxien de la classe prolétaire
(le Prolétariat comme sujet politique dans son concept, c’est–à–dire
organisé en parti) n’expose pas le procès historique
de constitution des classes du mode de production capitaliste –
contre toute vérité historique Marx postule que la bourgeoisie
est déjà constituée en classe au sortir de la Révolution
française – mais le “dégagement” ou le
“désengagement” de la classe prolétaire vis–à–vis
de la société capitaliste, mais l’avènement
du seul Prolétariat au travers de ses transformation identitaires,
des différents moments de l’identité processuelle
de son sens révolutionnaire et, pour tout dire, de l’avènement
de son parti dans lequel se résout le processus – dès
l’Idéologie allemande Marx a été clair sur
ce point : contre Feuerbach auquel il reproche de transformer le terme
communiste en une simple catégorie prédicat de l’
“Homme”, il affirme que celui–ci « désigne,
dans le monde d’aujourd’hui, l’adhérent d’un
parti révolutionnaire bien déterminé » –
; avènement comme une sorte de “développement séparé”
de soi, en soi et pour soi, et pour lequel son Autre n’est que la
médiation de son processus d’identification à soi,
avènement comme Sujet absolu de l’Histoire moyennant sa détermination
de sujet politique, pour lequel la relation à l’autre, c’est–à–dire
la lutte de classes proprement dite, n’est que la médiation
du rapport à soi de la classe.
La formule « organisation du prolétariat en classe »
n’est pas un vain mot : le procès de constitution du Prolétariat
n’est pas la production historique des rapports de classes capitaliste
(de la classe prolétaire et de la classe capitaliste), ce n’est
pas un procès de constitution, c’est un procès d’organisation
en parti des prolétaires ; sans parti, il n’y a pas de classe
prolétaire…
§ 13– On comprend alors la catastrophe théorique
et politique que la caducité du prolétariat comme sujet
politique représente pour la théorie de la lutte des classes
et les enjeux que représente la critique ultra–gauche du
léninisme et de la social–démocratie. On comprend
également les questions que cela pose à la théorie
postprolétarienne (héritière de l’ultra–gauche)
après la disparition effective de celui–ci ; on comprend
enfin que Marx, après avoir posé l’équation
: classe prolétarienne = parti prolétarien, n’ait
pas eu grand chose à ajouter à la définition des
classes, sauf à énoncer des banalités sociologiques,
ce qu’il n’a pas fait.
Il est logique de ce point de vue que cette critique,
consécutive à la première crise du paradigme ouvrier
de la révolution ouverte par la victoire de la révolution
bolchevique et la défaite simultanée de la révolution
allemande, brise l’unité du syllogisme marxien du Prolétariat,
l’ultra–gauche germano–hollandaise absolutisant abstraitement
le premier et le second moment dans la « spontanéité
des masses », la gauche communiste italienne (Bordiga) absolutisant
de la même façon le troisième moment dans le «
parti communauté ».
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