|
|
L’Histoire
comme un radeau
§ 1 – « Jusqu’alors
l’homme se connaissait lui–même en se référant
à un ordre objectif, indiscuté, tel le cosmos des Anciens
ou l’univers théophanique du Moyen Age ; l’existence
pouvait être secouée par les terreurs les plus profondes,
mais elle n’était pas problématique : l’homme
connaissait sa place naturelle dans un monde qu’ordonnait une présence
souveraine. Or, avec la ruine de l’univers médiéval,
ce n’est pas seulement la place de l’homme qui est devenue
problématique mais l’idée même de l’univers
s’est progressivement vidée de sa substance. La nouvelle
“situation de l’homme dans le monde” est celle d’un
être farouchement affranchi de tout, profondément isolé
au sein d’un monde infiniment ouvert qui exclut tout sentiment de
sympathie entre le moi pensant et les choses.
§ 2 – « “It’s all in pieces, all coherence
gone” [1], dit John Donne dans un poème qui porte le
titre caractéristique Une anatomie du monde (1611). C’est
encore cette douloureuse perte de la totalité qu’expriment
les Pensées de Pascal. L’homme se sent comme un étranger
dans cet univers construit par l’esprit qui calcule et qui mesure,
mais qu’il ne peut plus penser comme un tout : “Nulle idée
n’en approche”. L’ordre naturel était jusqu’alors
considéré comme un témoignage de Dieu, comme le signe
le plus adéquat d’une Intelligence ordonnatrice du réel
et dispensatrice de toute valeur. Désormais ce monde dont la signification
reste toujours précaire et fragmentaire n’est plus en rapport
avec les aspirations profondes de l’âme : les “sciences
abstraites » de la nature “ne sont pas propres à l’homme”,
dit Pascal. C’est que l’univers est désormais “muet”
: il ne parle plus au “cœur” ; aucune certitude ontologique
n’émane plus du cours du monde. “Qu’est–ce
que l’homme dans la nature ?” Ce cri de Pascal devant les
solitudes glacées que n’organise plus le cosmos, exprime
une expérience qu’aucune autre époque n’avait
jusqu’alors considérée comme possible : les sciences
exactes suscitaient un sentiment d’ignorance ontologique ou “existentielle”
dont l’intensité allait s’avérer proportionnelle
au savoir.
§ 3 – « Le mot de Rimbaud : “Nous ne sommes pas
au monde” commençait à être vrai : incapable
de trouver son support dans l’univers, l’homme se tourna vers
l’histoire pour lui demander les réponses que le cosmos ou
la révélation ne pouvaient plus lui donner. Dans l’
“océan des doutes” cartésien Vico a vu l’histoire
comme l’unique firmum et mansurum [2] auquel l’homme
pouvait prétendre : œuvre d’une liberté se créant
progressivement son contenu, seule réalité vraiment connaissable
par l’homme parce que produite par lui, l’histoire devenait
la seule façon humainement possible de concevoir la place “naturelle”
de l’homme dans le monde, la seule totalité englobante pouvant
encore servir d’horizon à la triomphante certitude de soi,
le seul monde encore concevable après la suppression de la transcendance
et la perte de la présence. Selon la profonde remarque de Marx,
l’histoire reçut “la mission, une fois que l’au–delà
de la vérité s’est évanoui, d’établir
la vérité de l’ici–bas” : au Dieu “mort”
ou “caché”, à la nature “muette”
ou inaudible, l’homme opposait ce fragment dérisoire du temps
qu’il avait réussi à faire sien et dont il espérait
tirer à la fois la vérité de son être et la
norme de son action. Hegel en fera la vie même de l’Absolu.
»
K. Papaioannou, in Hegel, La raison dans l’histoire, U.G.E.
– 10/18, Paris, 1993, pp. 5–6–7.
[1] Tout est en morceaux, il n'y
a plus de cohérence.
[2] Point d'appuis (socle) et réconfort.
|
|