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« Je préférerais que tu dises plus franchement ton point de vue personnel, ton envie de théorie à toi. Y’a pas de honte… »

Bruno Astarian



Le 29 novembre 2002


§ 1 – J’ai tardé à répondre à ta circulaire « Communisation » parce que je voulais d’abord achever le premier jet de mon travail sur mai 68. Ça y est, je te montrerai cela dès que je l’aurai relu. Cette première partie (récit de grèves) prend une cinquantaine de pages. Je voudrais ensuite me livrer à quelques prudentes interprétations sur des thèmes comme « mai 68 et les limites du fordisme », mais ça va certainement me prendre un temps fou, tant j’avance lentement.


§ 2 – Je trouve ta circulaire un peu formelle. Ta description des deux courants est trop superficielle pour qu’on saisisse bien l’unité organique que tu leur attribues en les mettant dans un « cycle théorique ». Ce cycle, d’ailleurs, n’a pas beaucoup d’autre contenu que de poser en 1975, l’immédiateté du communisme, à croire qu’on n’a rien fait d’autre que de gloser sur cette idée en vingt–cinq ans. Mais surtout, on ne comprend pas pourquoi le cycle devrait s’achever et laisser la place à une refondation. Que se passe–t–il, dans le mouvement réel, qui invalide ce cycle et permette de le dépasser ? malheureusement ta note de juin 2002 sur la systématicité [1 §§ 41 à 55] ne nous avance guère sur la question. j’en retiens qu’on a plus le droit de conceptualiser grand–chose, et je crois que ce qu’il me faudrait pour continuer la discussion sur ce thème, c’est de voir comment tu pratiques la théorie sur de telles bases. Par exemple, fais un peu fonctionner ton projet de revue. Donne les sommaires idéaux des premiers numéros. Rédige un article sur un sujet typique du nouveau cycle et de la façon qui lui est adapté. Je voudrais voir des choses comme ça pour être sûr qu’il y a encore de la théorie dans ton nouveau cycle.


§ 3 – Dernier grano salis : tu dis tellement que la nouvelle revue a une base objective qu’on a des doutes. je préférerais que tu dises plus franchement ton point de vue personnel, ton envie de théorie à toi. Y’a pas de honte… Cela dit, je te répète que si tu arrives à faire exister ce projet qui me semble très boiteux, je te soutiendrai de mes contributions. Incidemment : pour qu’une revue existe, il lui faut des auteurs. Ta circulaire est trop vague pour que ceux qui auraient une démangeaison d’écrire s’y risquent. Tu vas donc te retrouver avec toujours les mêmes dinosaures. Perspective peu «marketing »…


Salut à toi,
Bruno


« Trois questions et une inquiétude, donc… »


Marseille, le 12 décembre 2002


Bonjour,


§ 4 – peut–être la lecture de ma première feuille aura–t–elle répondu en partie aux questions de ton courrier. Mais celui–ci, de toutes façons pose trois questions et une inquiétude, qui résument parfaitement l’essentiel de ma problématique actuelle, je vais donc y répondre, ce qui me permettra de préciser mon « concept préliminaire » du premier numéro de mes feuilles.
Trois questions et une inquiétude, donc.


1) Au–delà des deux courants de la théorie postprolétatrienne qu’est ce qui fait l’unité organique de ce cycle ?


§ 5 – L’unité organique de la théorie postprolétarienne, au–délà des différences de ses deux courants, réside dans son fond essentialiste, c’est–à–dire sur le fait qu’elle s’appuie sur une philosophie de l’antériorité du sens ontologique de la chose sur son existence, sur son être là immédiat historique.


§ 6 – Contrairement à ce que j’ai pu dire par ailleurs, la systématicité spéculative qui caractérise le courant actualiste n’est pas stricto sensu l’archétype de la théorie postprolétarienne mais la forme la plus achevée de l’essentialisme qui est le véritable archétype ou schème théorique de ce cycle. La systématicité spéculative est d’ailleurs transverse aux deux courants dans la mesure où, en tant que tenant du courant universaliste (en tout cas dans le Travail…), tu la partages avec Théorie Communiste – tu es d’ailleurs le seul à être dans cette situation théorique et c’est pour cela que Théorie Communiste a pu faire de toi sa cible préférée

.
§ 7 – Plus trivialement, je dirais que ce qui fait l’unité de ce cycle, ou ce qui fait que toute la production théorique depuis la fin des années soixante constitue un cycle, c’est qu’elle est encore production d’une théorie du Prolétariat comme sujet de la révolution – la révolution comme « œuvre » propre de la classe prolétaire ; une théorie du primat des classes sur la lutte de classes comme dit Althusser. La théorie (marxienne) du Prolétariat au sens strict est une théorie de l’affirmation positive de celui–ci comme auto–déploiement (même si c’est sur la base de sa position négative dans la société) ; la théorie postprolétarienne de la révolution – c’est pour cela qu’elle est dite ainsi – est une théorie de l’auto–déploiement de cette position comme auto–négation de soi. Ceci est valable pour tout le monde, y compris pour Théorie Communiste qui en critiquant le concept qui nomme la chose n’a pas pour autant supprimé la chose elle–même en théorie ; ils n’ont fait que rajouter quelques médiations supplémentaires…


À ce propos, je suis en train de lire Bordiga et la passion du communisme de Camatte. Je ne l’avais pas lu à l’époque le livre où il a été publié (1974)– l’apprenti théoricien « communiste de conseils » que j’étais considérait sans doute Bordiga comme pire que le diable ! Avec le recul, je m’aperçois combien la théorie postprolétarienne est redevable à l’« intransigeant napolitain », paradoxalement, immensément plus qu’à l’ultra–gauche germano-hollandaise (dont nous étions pourtant directement redevable) qui, encore empêtrée dans la dimension politique du paradigme ouvrier n’a pas beaucoup fait de « théorie », du moins au sens ou nous l’entendions alors. Le refus bordiguiste conjoint des « luttes politiques » tout autant que des « luttes économiques » explique sans doute cela.


2) Ne retenir que la communisation immédiate de la société comme contenu de ce cycle (acquis dès 1975) revient à dire que l’on n’a rien dit d’autre pendant 25 ans.


§ 8 – Si j’insiste effectivement sur ce point, c’est pour deux raisons. D’abord parce que c’est le seul sur lequel tous les courants de la théorie postprolétarienne de la révolution peuvent se retrouver (a priori) ; ensuite parce que c’est également le point sur lequel nous pouvons nous retrouver avec d’autres milieux théoriques qui n’ont pas notre histoire et n’ont pas connu notre « Era di Maggio »– la circulaire « pour Communisation » était destinée à rassembler…


§ 9 – Cela dit, je suis d’accord avec toi : on n’a effectivement pas dit que ça, mais tout ce que nous avons dit d’autre est déterminé par la critique du paradigme ouvrier de la révolution, du point de vue de la critique du travail pour le courant universaliste, de celui de la critique de l’affirmation du prolétariat pour le courant actualiste.


§ 10 – Le courant universaliste est celui des deux courants qui est allé le plus loin dans la problématique de la révolution comme communisation immédiate de la société (je pense à ta théorie de l’activité de crise du prolétariat et à l’importance que tu attaches à l’insurrection et plus généralement aux émeutes, ainsi que G. Dauvé, d’ailleurs). Le courant actualiste, pour sa part, est celui qui est allé le plus loin dans la tentative de lier le cours quotidien de la lutte de classes à la révolution (ce n’est pas un hasard si ce que R. Simon a théorisé dans le Journal d’un gréviste, c’est l’activité de grève et non l’activité de crise – il est vrai que c’était à propos d’une grève et non d’une insurrection, mais quand même).


§ 11 – Sur le papier, la synthèse est belle à faire, mais sur le papier seulement car elle suppose que chaque parti abandonne le fond essentialiste qui est le sien, ou pour le moins accepte de le considérer comme tel au risque de voir remis en question ses schèmes théoriques fondamentaux. Sur ce point je pense que le courant universaliste est plus ouvert au « dialogue » que le courant actualiste (tu en as donné l’exemple, mais aussi Dauvé et H. Simon d’Échanges, tandis que Théorie Communiste a donné à de multiples reprises l’exemple du contraire). Je crois que cela tient à la position inconfortable qui est celle du courant universaliste vis–à-vis des luttes immédiates, qu’il ne peut ignorer mais dans lesquelles il a du mal à se reconnaître (d’où l’intérêt porté aux émeutes). A contrario, avec sa théorie des limites des luttes le courant actualiste peut bétonner et se poser comme le seul à tenir la totalité (« des luttes actuelles à la révolution»).


3) Pourquoi ce cycle devrait–il s’achever et laisser la place à une refondation théorique ? Que se passe–t–il dans le mouvement réel qui invalide ce cycle et permet de le dépasser ?


§ 12 – C’est la question la plus délicate — que tu me proposes de résoudre en faisant appel à mon besoin subjectif de théorie. Je refuse cette solution a priori dans la mesure où je ne pense pas que mes positions théoriques actuelles soient des idées qui me sont venues « comme ça » – même Flaubert, même Céline, n’ont pas eut des idées en littérature comme ça… et je ne parle pas de Hegel ou de Marx ! En outre je ne vais pas remplacer le Sujet prolétarien par le Sujet théoricien ! Faute de mieux je dirais qu’il s’agit d’une intuition, ce qui n’est pas la même chose, d’une appréhension globalisante immédiate d’une conjoncture à partir d’un faisceau de micro–faits pas forcément concordants, pas forcément situés dans le même élément, pas forcément animés de la même logique… Je sais que ce peut–être là une définition de l’idéologie, mais s’il ne peut y avoir de théorie sans schème philosophique sous–tendant, peut–il y avoir une théorie sans idéologie supposée ?


§ 13 – Finalement, cette question du fondement n’est peut–être pas la plus importante et relève–t–elle encore de la systématicité postprolétarienne (dont on ne se débarrasse pas facilement), en outre c’est certainement celle qui va déclencher le plus sûrement les « armada » critiques. On verra bien. Mais j’essaie quand même !


§ 14 – Ce cycle doit s’achever parce qu’il ne peut pas continuer, ce qui n’est pas une tautologie ! Le fond essentialiste de la théorie postprolétarienne n’est possible sans inconséquences théoriques que si le sens en question est celui d’un sujet et en la matière il s’agit du Sujet prolétarien ou de la classe prolétaire comme Sujet. Or la classe prolétaire ne peut être théorisée comme Sujet, et donc la théorie du Prolétariat n’est possible, que moyennant la classe prolétaire comme « sujet politique », c’est–à-dire comme masse des travailleurs organisée en classe donc en parti politique et, à partir de la victoire de la révolution bolchevique, en parti donc en État - mais théoriquement c’était déjà la position de Marx et d’Engels avant et après la Commune de Paris, avec la théorie de la dictature de la classe prolétaire.


§ 15 – L’effondrement du bloc de l’Est et la chute du mur de Berlin, la disparition des partis communistes occidentaux et la prise d’autonomie de leurs syndicats - ex « courroie de transmission » du parti – qui courent de façon pitoyable après le mouvement social » des petit bourgeois défendant leurs « réserves » (patrimoniales, culturelles…), à partir de la fin des années quatre–vingt, est l’épitaphe du Sujet prolétarien.


§ 16 – Le cours mondial du capitalisme a achevé dans les faits la critique que la théorie postprolétarienne de la révolution avait initiée sur la base étroite du fond essentialiste de la théorie du Prolétariat en retournant celui–ci contre celle–là.


§ 17 – Ce qui invalide le cycle théorique en question, donc, et qui me permet de dire qu’il faut refonder la théorie de la révolution communiste, c’est que son fond philosophique essentialiste n’a plus de base « objective ». Désormais il n’y a plus besoin d’une théorie pour critiquer le paradigme ouvrier de la révolution : la « victoire » de la classes capitaliste à l’échelle internationale a liquidé le boulot de manière autrement plus opérationnelle – mais autrement plus douloureuse pour la classe prolétaire – que ce que nous avons pu faire ; par là elle a inscrit la chose dans la nouvelle géopolitique mondiale. Par cette victoire sur le Prolétariat elle a simultanément ouvert la boîte de Pandore du terrorisme qui est désormais son seul ennemi immédiat : les « États voyous » ont remplacé les « États totalitaires »., l’« argent sale » de la drogue, les « aides » soviétiques, Bush fils a remplacé Kennedy moyennant Nixon…


§ 18 – Cela dit, en ce qui concerne la seconde partie de ta question : « Que se passe–t–il dans le mouvement réel qui (…) permette de dépasser ce cycle théorique ? », à part les éléments négatifs que je viens de t’exposer, je dois reconnaître que je n’ai pas encore une vue suffisamment large de la question pour y répondre. Mais cela ne m’empêche pas de travailler en conséquence. Je pense en effet qu’il n’y aura jamais rien dans « le mouvement réel » sur quoi nous pourrons nous appuyer pour développer une théorie positive de la révolution communiste, dans le sens d’une généralisation des enseignements de la dernière lutte révolutionnaire, comme Marx a pu le faire avec la Commune de Paris (et comme tu le poses par défaut dans le Travail…) ; ce qui n’est pas une raison pour se réfugier dans « la dialectique ».


4) A–t–on encore le droit de conceptualiser dans le nouveau cycle théorique et, en conséquence : est—ce qu’il y a même encore de la théorie dans celui—ci ?


§ 19 - Ta dernière question est très technique, mais la réponse est OUI ! Je pose d’emblée la question dans les premières feuilles de la Matérielle : Comment une théorie de la révolution communiste est–elle encore seulement possible aujourd’hui ? Comme tu le sais, je suis plus à l’aise dans ce domaine que dans d’autres, je serai donc plus complet sur ce point.


§ 20 – Je te répondrais qu’il y a « concept » et concept, et en conséquence « théorie » et théorie dans la mesure où les schèmes essentialistes et/ou spéculatifs n’épuisent pas plus l’activité de conceptualisation que l’activité théorique. Un peu dans le même sens que toi, je pense, Roland [Simon] me reproche d’« évacuer les concepts dès que je les énonce », ce qui dans sa bouche, si je le connais bien, signifie que je suis à deux doigts de « sortir de la théorie ». En l’occurrence, je crois que ta conception de ce qu’est un concept et donc ton interrogation sur l’existence de la théorie dans « mon nouveau cycle », le reproche de les « évacuer » que me fait Simon et ma « sortie » possible de la théorie, relèvent d’une même problématique spéculative, c’est–à–dire postprolétarienne.


§ 21 – Typique du schème théorique systématique est le raisonnement suivant que tu tiens dans « le Travail et son dépassement » et qui est central dans ton livre :


« Alors, le rapport à la nature est–il ou devient–il social ? Les deux. Aux origines, il l’est, mais formellement ou de façon imparfaite. Dans le mode de production capitaliste, il l’est réellement, ou de façon achevée. Et dans les deux cas, cette socialisation du rapport à la nature, se faisant sur la base du travail, est contradictoire. Elle n’a lieu qu’au travers de l’antagonisme des classes. »


Le rapport à la nature est en soi déjà social mais pas encore (le « noch nicht » hégélien pivot de toute systématicité spéculative) réellement pour soi, « effectivement » (cf. Lire Hegel § 44), donc, de façon achevée. Il devient social parce qu’il l’était déjà, non strictement comme histoire (ce qui n’est pas possible) mais logiquement comme advenir nécessaire de la chose, l’histoire – c’est–à–dire l’antagonisme de classe – étant posée comme médiation de cet advenir. C’est la théorie de la double nécessité spéculative (nécessité d’existence et d’essence) (Lire Hegel § 48) qui est sollicitée ici pour résoudre les antinomies dans lesquelles s’est jetée d’elle–même la théorie postprolétarinenne de la révolution.


§ 22 – Le problème est que les prémisses qui permettent de tenir le résultat ne sont pas de même nature ou ne sont pas dans le même « élément » (pour parler comme Hegel) : la première (la socialité en soi par rapport à la nature) est logique, la seconde (l’antagonisme de classe) est historique. Il est dès lors normal que le résultat (la socialité pour soi du rapport à la nature, c’est–à–dire le salariat) soit également dans l’élément (logique) de la première prémisse.


§ 23 – Cela n’est pas une « hérésie », encore moins une « sortie de la théorie de la révolution communiste » : ce n’est que la théorie postprolétarienne de la révolution dans ses limites spéculatives. Tu est d’ailleurs parfaitement conscient de la chose lorsque tu évoques « ce stade de [ta] réflexion où il y a une indéniable tendance à autonomiser l’activité du prolétariat de la lutte de classe » et lorsque tu précises que ta position « recherche tellement les conditions subjectives du passage au communisme qu’elle risque parfois d’autonomiser le prolétariat » , autonomisation qui relève du même schème théorique spéculatif.


§ 24 – Je vais prendre un autre exemple, toujours dans le Travail…, tout aussi central que le premier, puisqu’il s’agit de ton concept de « travail en tant que tel ». Tu écris dans les premières lignes du livre :


« L’un des objectifs de la recherche que nous entamons ici est de définir le travail dans son essence, le “travail en tant que tel”. Cette formule peu pratique cherche à indiquer que la réflexion ne portera pas centralement sur tel ou tel type de travail (manuel–intellectuel, salarié–esclavagiste, aliéné–libéré, etc.), mais sur le fait même du travail, sur sa nature profonde avant toute détermination particulière. »


Lorsque tu parles du travail « en tant que tel » ou du « fait même » du travail, on pourrait croire que tu évoques le travail « en général » tel qu’il ressort d’une continuité que l’on établit logiquement et de l’extérieur entre des choses en les nommant (Concept préliminaire § 3 et Remarque) et pour cela en faisant abstraction de leurs déterminations.


§ 25 – Cependant pour être conséquent dans ce travail d’abstraction (que je ne renie en aucune manière tant qu’il reste analytique) il faut que ces déterminations soient de même nature ; or tel n’est pas le cas ici dans la mesure où tu amalgames des déterminations pratiques (manuel–technique), historiques (salarié–esclavagiste) et théoriques (aliéné–libéré). Ton concept de « travail en tant que tel » est ainsi synthétique a priori, comme dirait Kant, antérieur à toute expérience et non synthétique ou analytique a posteriori comme tu sembles vouloir le dire ; en revanche, théoriquement, il est en fait construit a posteriori sur la contradiction entre la pure subjectivité et l’objectivité en soi, c’est–à–dire sur une autre abstraction. Ensuite, en bonne logique spéculative, tu vas déduire toutes les déterminations du travail à partir de son concept (Lire Hegel § 46), ce qui serait absolument impossible s’il s’agissait d’un simple concept analytique dans la mesure ou les concepts analytiques « se bornent à dire dans le prédicat ce qui a été réellement pensé dans le concept du sujet » (par exemple : le prolétariat est une classe sociale, ou : le capitalisme est un mode de production ; dire que c’est un mode de production qui se manifeste dans le procès de son abolition est une toute autre histoire !)


Marx procède de la même manière dans le Livre I du Capital avec le concept de « valeur », abstraction à partir de laquelle il va déduire les déterminations concrète des formes de la valeur et – de manière plus ou moins conséquente – tout le reste. C’est pour cela que, comme tu m’en faisais la remarque un jour, il est contraint d’utiliser des métaphores pour en parler (cristallisation…), ce qui n’est pas satisfaisant pour la bonne compréhension du texte et laisse subsister bon nombre d’ambiguïtés. Cela dit, ce n’est pas le concept de valeur qui est en cause mais la façon scientifique (c’est–à–dire dans ce cas spéculative) dont il est conçu et mis en œuvre .


§ 26 – En fait, si tu ne « conceptualisais » pas ainsi, tu ne pourrais rien dire du tout, rien dire du tout de ce que tu dis sur le fond et qui est la raison d’être de ta réflexion dans le Travail… lorsque tu écris :


« il s’agit (…) de produire le concept de travail de telle façon que son dépassement débouche sur une forme supérieure de l’activité sociale. »


C’est–à-dire : si le résultat (historique) de la chose n’était pas supposé dans son origine (logique).
Et ailleurs tu es encore plus clair :


« Ce faisant on ne cherche pas à raconter ce qui s’est passé, mais à comprendre la raison d’être et le sens du travail. » « Et plus l’histoire avance et plus les contradictions du procès d’autoproduction de l’homme deviennent manifestes et imposent que la recherche de sens se concrétise, se réalise dans un processus de dépassement qui les justifient. Renoncer à cette justification, c’est admettre le chaos et la souffrance comme le propre de l’homme – proposition inadmissible a priori. Au contraire, demander aux contradictions historiques de rendre compte de leur raison d’être, c’est reconnaître que, derrière les contradictions sociales, il y a la production d’un sens qui est identique à l’essence subjective de l’homme, laquelle explique ces contradictions en dernière analyse. »


Et ici, la systématicité spéculative se double d’une eschatologie.


§ 27 – Il ne s’agit donc pas de ne plus conceptualiser et d’arrêter de théoriser la révolution communiste, il s’agit d’arrêter de spéculer. Lorsque que je pose le concept de lutte de classe, ce que j’évacue ce n’est pas le concept de lutte de classes, c’est sa construction spéculative comme contradiction prolétariat–capital chez Théorie Communiste ou, finalement, comme contradiction entre la pure subjectivité et l’objectivité en soi sociale comme tu le fais dans le Travail… Me reprocher d’évacuer le concept lui–même lorsque j’en évacue l’élément spéculatif revient à dire que celui–ci épuise celui–là ; ce qui n’est pas le cas.


§ 28 – Dans « mon nouveau cycle », il n’y a effectivement plus de théorie dans sa systématicité spéculative, c’est–à–dire plus de théorie postprolétarienne (universaliste ou actualiste), ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de théorie du tout.


§ 29 – J’ai cru un temps qu’il était nécessaire de réfuter la systématicité spéculative, puis j’ai tempéré mon propos en disant qu’il fallait lui opposer en permanence un point de vue réaliste (Petite histoire singulière § 56 et suiv.), mais dans les deux cas je ne dépassais pas la dénonciation dans la mesure où il me suffisait de montrer en quoi tel ou tel propos était spéculatif, comme si le fait de qualifier une thèse de spéculative valait pour sa critique.


§ 30 – La réfutation de la systématicité spéculative, sa critique dans l’absolu, n’est pas possible, sauf à réduire celle–ci à une dénonciation au nom de principes qu’elle–même a intégrés (Lire Hegel § 46 Remarque). C’est par exemple ce que fait Colletti lorsqu’il argumente sa critique en s’appuyant sur le principe aristotélicien de (non) contradiction et sur le postulat kantien du caractère extra–logique de l’existence, dans la mesure ou Hegel ne refuse ni l’un ni l’autre puisque l’entendement aussi bien que l’intuition sensible sont intégrés comme moment du dialectique dans le syllogisme de l’esprit absolu. En revanche, le troisième pivot de sa critique : « l’interpolation dans le processus logique d’éléments tirés discrètement de l’expérience » , n’est pas une critique mais une remarque portant sur un fait d’inconséquence.


§ 31 – Marx lui–même, dans sa Critique de la philosophie du droit ne réfute pas Hegel, il lui reproche simplement trois choses qui ne remettent pas en question sa systématicité (je résume) : 1) son « mysticisme », c’est–à–dire le fait de substituer l’Idée au sujet réel et sa théorie de l’incarnation ; 2) son « dualisme », c’est–à–dire le fait de glisser dans ses syllogismes dialectiques d’un sujet à un autre alors qu’il prétend tenir toujours le même ; 3) son « inconséquence «, c’est–à-dire son échec dans sa prétention à déduire toutes les déterminations du concept. Cette dernière critique intègre les deux autres et c’est en ce sens qu’il peut retourner contre Hegel sa propre formule, lui reprocher de ne pas « saisir la logique qui est propre à l’objet en ce que l’objet est en propre » (1 § 46) et tenter en cela d’être plus conséquent que son maître dans la systématicité spéculative (j’y reviendrai une prochaine fois).


§ 32 – Pour finir, je dirai qu’il me semble que tu attendes encore une théorie qui résout les problèmes ou, comme le disent Dauvé et Nesic, qui « donne des clefs » , ce qui revient finalement à adopter sur le fond le même point de vue totalisant que Théorie Communiste – et il n’y a de totalité que par la systématicité spéculative. Pour ma part je tente de faire une théorie qui expose une situation : une théorie du « es gibt » (il y a) et non du « noch nicht » (pas encore, qui suppose un « déjà ») – le terme allemand n’est pas là pour faire savant mais pour indiquer qu’il ne s’agit pas de mots du langage courant mais de concepts qui impliquent tout un système philosophique – ou du « pourquoi il y a » comme tu le fais toi–même dans le Travail…


§ 33 – Voilà, pour conclure cette réponse, un bien long développement pour montrer qu’à l’inverse de qui croit que le refus d’un mode déterminé de travail salarié signifie un refus du travail dans son essence, un refus de la systématicité spéculative théorique n’entraîne pas nécessairement la disparition de toute théorie.


J’espère avoir répondu à tes questions et ton incertitude de manière satisfaisante, en tout cas pour le moment. De toutes façons j’aurai certainement l’occasion d’y revenir.


Amicalement
Christian


 

   
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