«
Je préférerais que tu dises plus franchement ton point de
vue personnel, ton envie de théorie à toi. Y’a pas
de honte… »
Bruno Astarian
Le 29 novembre 2002
§ 1 – J’ai tardé à répondre à
ta circulaire « Communisation » parce que je voulais d’abord
achever le premier jet de mon travail sur mai 68. Ça y est, je
te montrerai cela dès que je l’aurai relu. Cette première
partie (récit de grèves) prend une cinquantaine de pages.
Je voudrais ensuite me livrer à quelques prudentes interprétations
sur des thèmes comme « mai 68 et les limites du fordisme
», mais ça va certainement me prendre un temps fou, tant
j’avance lentement.
§ 2 – Je trouve ta circulaire un peu formelle. Ta description
des deux courants est trop superficielle pour qu’on saisisse bien
l’unité organique que tu leur attribues en les mettant dans
un « cycle théorique ». Ce cycle, d’ailleurs,
n’a pas beaucoup d’autre contenu que de poser en 1975, l’immédiateté
du communisme, à croire qu’on n’a rien fait d’autre
que de gloser sur cette idée en vingt–cinq ans. Mais surtout,
on ne comprend pas pourquoi le cycle devrait s’achever et laisser
la place à une refondation. Que se passe–t–il, dans
le mouvement réel, qui invalide ce cycle et permette de le dépasser
? malheureusement ta note de juin 2002 sur la systématicité
[1 §§ 41 à 55] ne nous avance guère sur la question.
j’en retiens qu’on a plus le droit de conceptualiser grand–chose,
et je crois que ce qu’il me faudrait pour continuer la discussion
sur ce thème, c’est de voir comment tu pratiques la théorie
sur de telles bases. Par exemple, fais un peu fonctionner ton projet de
revue. Donne les sommaires idéaux des premiers numéros.
Rédige un article sur un sujet typique du nouveau cycle et de la
façon qui lui est adapté. Je voudrais voir des choses comme
ça pour être sûr qu’il y a encore de la théorie
dans ton nouveau cycle.
§ 3 – Dernier grano salis : tu dis tellement que la
nouvelle revue a une base objective qu’on a des doutes. je préférerais
que tu dises plus franchement ton point de vue personnel, ton envie de
théorie à toi. Y’a pas de honte… Cela dit, je
te répète que si tu arrives à faire exister ce projet
qui me semble très boiteux, je te soutiendrai de mes contributions.
Incidemment : pour qu’une revue existe, il lui faut des auteurs.
Ta circulaire est trop vague pour que ceux qui auraient une démangeaison
d’écrire s’y risquent. Tu vas donc te retrouver avec
toujours les mêmes dinosaures. Perspective peu «marketing
»…
Salut à toi,
Bruno
« Trois questions et
une inquiétude, donc… »
Marseille, le 12 décembre 2002
Bonjour,
§ 4 – peut–être la lecture de ma première
feuille aura–t–elle répondu en partie aux questions
de ton courrier. Mais celui–ci, de toutes façons pose trois
questions et une inquiétude, qui résument parfaitement l’essentiel
de ma problématique actuelle, je vais donc y répondre, ce
qui me permettra de préciser mon « concept préliminaire
» du premier numéro de mes feuilles.
Trois questions et une inquiétude, donc.
1) Au–delà des deux courants
de la théorie postprolétatrienne qu’est ce qui fait
l’unité organique de ce cycle ?
§ 5 – L’unité organique de la théorie postprolétarienne,
au–délà des différences de ses deux courants,
réside dans son fond essentialiste, c’est–à–dire
sur le fait qu’elle s’appuie sur une philosophie de l’antériorité
du sens ontologique de la chose sur son existence, sur son être
là immédiat historique.
§ 6 – Contrairement à ce que j’ai pu dire par
ailleurs, la systématicité spéculative qui caractérise
le courant actualiste n’est pas stricto sensu l’archétype
de la théorie postprolétarienne mais la forme la plus achevée
de l’essentialisme qui est le véritable archétype
ou schème théorique de ce cycle. La systématicité
spéculative est d’ailleurs transverse aux deux courants dans
la mesure où, en tant que tenant du courant universaliste (en tout
cas dans le Travail…), tu la partages avec Théorie
Communiste – tu es d’ailleurs le seul à être
dans cette situation théorique et c’est pour cela que Théorie
Communiste a pu faire de toi sa cible préférée
.
§ 7 – Plus trivialement, je dirais que ce qui fait l’unité
de ce cycle, ou ce qui fait que toute la production théorique depuis
la fin des années soixante constitue un cycle, c’est qu’elle
est encore production d’une théorie du Prolétariat
comme sujet de la révolution – la révolution comme
« œuvre » propre de la classe prolétaire ; une
théorie du primat des classes sur la lutte de classes comme dit
Althusser. La théorie (marxienne) du Prolétariat au sens
strict est une théorie de l’affirmation positive de celui–ci
comme auto–déploiement (même si c’est sur la
base de sa position négative dans la société) ; la
théorie postprolétarienne de la révolution –
c’est pour cela qu’elle est dite ainsi – est une théorie
de l’auto–déploiement de cette position comme auto–négation
de soi. Ceci est valable pour tout le monde, y compris pour Théorie
Communiste qui en critiquant le concept qui nomme la chose n’a
pas pour autant supprimé la chose elle–même en théorie
; ils n’ont fait que rajouter quelques médiations supplémentaires…
À ce propos, je suis en train de lire Bordiga
et la passion du communisme de Camatte. Je ne l’avais pas lu
à l’époque le livre où il a été
publié (1974)– l’apprenti théoricien «
communiste de conseils » que j’étais considérait
sans doute Bordiga comme pire que le diable ! Avec le recul, je m’aperçois
combien la théorie postprolétarienne est redevable à
l’« intransigeant napolitain », paradoxalement, immensément
plus qu’à l’ultra–gauche germano-hollandaise
(dont nous étions pourtant directement redevable) qui, encore empêtrée
dans la dimension politique du paradigme ouvrier n’a pas beaucoup
fait de « théorie », du moins au sens ou nous l’entendions
alors. Le refus bordiguiste conjoint des « luttes politiques »
tout autant que des « luttes économiques » explique
sans doute cela.
2) Ne retenir que la communisation immédiate
de la société comme contenu de ce cycle (acquis dès
1975) revient à dire que l’on n’a rien dit d’autre
pendant 25 ans.
§ 8 – Si j’insiste effectivement sur ce point, c’est
pour deux raisons. D’abord parce que c’est le seul sur lequel
tous les courants de la théorie postprolétarienne de la
révolution peuvent se retrouver (a priori) ; ensuite parce que
c’est également le point sur lequel nous pouvons nous retrouver
avec d’autres milieux théoriques qui n’ont pas notre
histoire et n’ont pas connu notre « Era di Maggio
»– la circulaire « pour Communisation »
était destinée à rassembler…
§ 9 – Cela dit, je suis d’accord avec toi : on n’a
effectivement pas dit que ça, mais tout ce que nous avons dit d’autre
est déterminé par la critique du paradigme ouvrier de la
révolution, du point de vue de la critique du travail pour le courant
universaliste, de celui de la critique de l’affirmation du prolétariat
pour le courant actualiste.
§ 10 – Le courant universaliste est celui des deux courants
qui est allé le plus loin dans la problématique de la révolution
comme communisation immédiate de la société (je pense
à ta théorie de l’activité de crise du prolétariat
et à l’importance que tu attaches à l’insurrection
et plus généralement aux émeutes, ainsi que G. Dauvé,
d’ailleurs). Le courant actualiste, pour sa part, est celui qui
est allé le plus loin dans la tentative de lier le cours quotidien
de la lutte de classes à la révolution (ce n’est pas
un hasard si ce que R. Simon a théorisé dans le Journal
d’un gréviste, c’est l’activité de grève
et non l’activité de crise – il est vrai que c’était
à propos d’une grève et non d’une insurrection,
mais quand même).
§ 11 – Sur le papier, la synthèse est belle à
faire, mais sur le papier seulement car elle suppose que chaque parti
abandonne le fond essentialiste qui est le sien, ou pour le moins accepte
de le considérer comme tel au risque de voir remis en question
ses schèmes théoriques fondamentaux. Sur ce point je pense
que le courant universaliste est plus ouvert au « dialogue »
que le courant actualiste (tu en as donné l’exemple, mais
aussi Dauvé et H. Simon d’Échanges, tandis
que Théorie Communiste a donné à de multiples
reprises l’exemple du contraire). Je crois que cela tient à
la position inconfortable qui est celle du courant universaliste vis–à-vis
des luttes immédiates, qu’il ne peut ignorer mais dans lesquelles
il a du mal à se reconnaître (d’où l’intérêt
porté aux émeutes). A contrario, avec sa théorie
des limites des luttes le courant actualiste peut bétonner et se
poser comme le seul à tenir la totalité (« des luttes
actuelles à la révolution»).
3) Pourquoi ce cycle devrait–il s’achever
et laisser la place à une refondation théorique ? Que se
passe–t–il dans le mouvement réel qui invalide ce cycle
et permet de le dépasser ?
§ 12 – C’est la question la plus délicate —
que tu me proposes de résoudre en faisant appel à mon besoin
subjectif de théorie. Je refuse cette solution a priori dans la
mesure où je ne pense pas que mes positions théoriques actuelles
soient des idées qui me sont venues « comme ça »
– même Flaubert, même Céline, n’ont pas
eut des idées en littérature comme ça… et je
ne parle pas de Hegel ou de Marx ! En outre je ne vais pas remplacer le
Sujet prolétarien par le Sujet théoricien ! Faute de mieux
je dirais qu’il s’agit d’une intuition, ce qui n’est
pas la même chose, d’une appréhension globalisante
immédiate d’une conjoncture à partir d’un faisceau
de micro–faits pas forcément concordants, pas forcément
situés dans le même élément, pas forcément
animés de la même logique… Je sais que ce peut–être
là une définition de l’idéologie, mais s’il
ne peut y avoir de théorie sans schème philosophique sous–tendant,
peut–il y avoir une théorie sans idéologie supposée
?
§ 13 – Finalement, cette question du fondement n’est
peut–être pas la plus importante et relève–t–elle
encore de la systématicité postprolétarienne (dont
on ne se débarrasse pas facilement), en outre c’est certainement
celle qui va déclencher le plus sûrement les « armada
» critiques. On verra bien. Mais j’essaie quand même
!
§ 14 – Ce cycle doit s’achever parce qu’il ne peut
pas continuer, ce qui n’est pas une tautologie ! Le fond essentialiste
de la théorie postprolétarienne n’est possible sans
inconséquences théoriques que si le sens en question est
celui d’un sujet et en la matière il s’agit du Sujet
prolétarien ou de la classe prolétaire comme Sujet. Or la
classe prolétaire ne peut être théorisée comme
Sujet, et donc la théorie du Prolétariat n’est possible,
que moyennant la classe prolétaire comme « sujet politique
», c’est–à-dire comme masse des travailleurs
organisée en classe donc en parti politique et, à partir
de la victoire de la révolution bolchevique, en parti donc en État
- mais théoriquement c’était déjà la
position de Marx et d’Engels avant et après la Commune de
Paris, avec la théorie de la dictature de la classe prolétaire.
§ 15 – L’effondrement du bloc de l’Est et la chute
du mur de Berlin, la disparition des partis communistes occidentaux et
la prise d’autonomie de leurs syndicats - ex « courroie de
transmission » du parti – qui courent de façon pitoyable
après le mouvement social » des petit bourgeois défendant
leurs « réserves » (patrimoniales, culturelles…),
à partir de la fin des années quatre–vingt, est l’épitaphe
du Sujet prolétarien.
§ 16 – Le cours mondial du capitalisme a achevé dans
les faits la critique que la théorie postprolétarienne de
la révolution avait initiée sur la base étroite du
fond essentialiste de la théorie du Prolétariat en retournant
celui–ci contre celle–là.
§ 17 – Ce qui invalide le cycle théorique en question,
donc, et qui me permet de dire qu’il faut refonder la théorie
de la révolution communiste, c’est que son fond philosophique
essentialiste n’a plus de base « objective ». Désormais
il n’y a plus besoin d’une théorie pour critiquer le
paradigme ouvrier de la révolution : la « victoire »
de la classes capitaliste à l’échelle internationale
a liquidé le boulot de manière autrement plus opérationnelle
– mais autrement plus douloureuse pour la classe prolétaire
– que ce que nous avons pu faire ; par là elle a inscrit
la chose dans la nouvelle géopolitique mondiale. Par cette victoire
sur le Prolétariat elle a simultanément ouvert la boîte
de Pandore du terrorisme qui est désormais son seul ennemi immédiat
: les « États voyous » ont remplacé les «
États totalitaires »., l’« argent sale »
de la drogue, les « aides » soviétiques, Bush fils
a remplacé Kennedy moyennant Nixon…
§ 18 – Cela dit, en ce qui concerne la seconde partie de ta
question : « Que se passe–t–il dans le mouvement réel
qui (…) permette de dépasser ce cycle théorique ?
», à part les éléments négatifs que
je viens de t’exposer, je dois reconnaître que je n’ai
pas encore une vue suffisamment large de la question pour y répondre.
Mais cela ne m’empêche pas de travailler en conséquence.
Je pense en effet qu’il n’y aura jamais rien dans «
le mouvement réel » sur quoi nous pourrons nous appuyer pour
développer une théorie positive de la révolution
communiste, dans le sens d’une généralisation des
enseignements de la dernière lutte révolutionnaire, comme
Marx a pu le faire avec la Commune de Paris (et comme tu le poses par
défaut dans le Travail…) ; ce qui n’est pas
une raison pour se réfugier dans « la dialectique ».
4) A–t–on encore le droit de
conceptualiser dans le nouveau cycle théorique et, en conséquence
: est—ce qu’il y a même encore de la théorie
dans celui—ci ?
§ 19 - Ta dernière question est très technique, mais
la réponse est OUI ! Je pose d’emblée la question
dans les premières feuilles de la Matérielle :
Comment une théorie de la révolution communiste est–elle
encore seulement possible aujourd’hui ? Comme tu le sais, je
suis plus à l’aise dans ce domaine que dans d’autres,
je serai donc plus complet sur ce point.
§ 20 – Je te répondrais qu’il y a « concept
» et concept, et en conséquence « théorie »
et théorie dans la mesure où les schèmes essentialistes
et/ou spéculatifs n’épuisent pas plus l’activité
de conceptualisation que l’activité théorique. Un
peu dans le même sens que toi, je pense, Roland [Simon] me reproche
d’« évacuer les concepts dès que je les énonce
», ce qui dans sa bouche, si je le connais bien, signifie que je
suis à deux doigts de « sortir de la théorie ».
En l’occurrence, je crois que ta conception de ce qu’est un
concept et donc ton interrogation sur l’existence de la théorie
dans « mon nouveau cycle », le reproche de les « évacuer
» que me fait Simon et ma « sortie » possible de la
théorie, relèvent d’une même problématique
spéculative, c’est–à–dire postprolétarienne.
§ 21 – Typique du schème théorique systématique
est le raisonnement suivant que tu tiens dans « le Travail et son
dépassement » et qui est central dans ton livre :
« Alors, le rapport à la nature est–il ou devient–il
social ? Les deux. Aux origines, il l’est, mais formellement ou
de façon imparfaite. Dans le mode de production capitaliste, il
l’est réellement, ou de façon achevée. Et dans
les deux cas, cette socialisation du rapport à la nature, se faisant
sur la base du travail, est contradictoire. Elle n’a lieu qu’au
travers de l’antagonisme des classes. »
Le rapport à la nature est en soi déjà social mais
pas encore (le « noch nicht » hégélien
pivot de toute systématicité spéculative) réellement
pour soi, « effectivement » (cf. Lire
Hegel § 44), donc, de façon achevée. Il devient
social parce qu’il l’était déjà, non
strictement comme histoire (ce qui n’est pas possible) mais logiquement
comme advenir nécessaire de la chose, l’histoire –
c’est–à–dire l’antagonisme de classe –
étant posée comme médiation de cet advenir. C’est
la théorie de la double nécessité spéculative
(nécessité d’existence et d’essence) (Lire
Hegel § 48) qui est sollicitée ici pour résoudre
les antinomies dans lesquelles s’est jetée d’elle–même
la théorie postprolétarinenne de la révolution.
§ 22 – Le problème est que les prémisses qui
permettent de tenir le résultat ne sont pas de même nature
ou ne sont pas dans le même « élément »
(pour parler comme Hegel) : la première (la socialité en
soi par rapport à la nature) est logique, la seconde (l’antagonisme
de classe) est historique. Il est dès lors normal que le résultat
(la socialité pour soi du rapport à la nature, c’est–à–dire
le salariat) soit également dans l’élément
(logique) de la première prémisse.
§ 23 – Cela n’est pas une « hérésie
», encore moins une « sortie de la théorie de la révolution
communiste » : ce n’est que la théorie postprolétarienne
de la révolution dans ses limites spéculatives. Tu est d’ailleurs
parfaitement conscient de la chose lorsque tu évoques « ce
stade de [ta] réflexion où il y a une indéniable
tendance à autonomiser l’activité du prolétariat
de la lutte de classe » et lorsque tu précises que ta position
« recherche tellement les conditions subjectives du passage au communisme
qu’elle risque parfois d’autonomiser le prolétariat
» , autonomisation qui relève du même schème
théorique spéculatif.
§ 24 – Je vais prendre un autre exemple, toujours dans
le Travail…, tout aussi central que le premier, puisqu’il
s’agit de ton concept de « travail en tant que tel ».
Tu écris dans les premières lignes du livre :
« L’un des objectifs de la recherche que nous entamons ici
est de définir le travail dans son essence, le “travail en
tant que tel”. Cette formule peu pratique cherche à indiquer
que la réflexion ne portera pas centralement sur tel ou tel type
de travail (manuel–intellectuel, salarié–esclavagiste,
aliéné–libéré, etc.), mais sur le fait
même du travail, sur sa nature profonde avant toute détermination
particulière. »
Lorsque tu parles du travail « en tant que tel » ou du «
fait même » du travail, on pourrait croire que tu évoques
le travail « en général » tel qu’il ressort
d’une continuité que l’on établit logiquement
et de l’extérieur entre des choses en les nommant (Concept
préliminaire § 3 et Remarque) et pour cela en faisant
abstraction de leurs déterminations.
§ 25 – Cependant pour être conséquent dans ce
travail d’abstraction (que je ne renie en aucune manière
tant qu’il reste analytique) il faut que ces déterminations
soient de même nature ; or tel n’est pas le cas ici dans la
mesure où tu amalgames des déterminations pratiques (manuel–technique),
historiques (salarié–esclavagiste) et théoriques (aliéné–libéré).
Ton concept de « travail en tant que tel » est ainsi synthétique
a priori, comme dirait Kant, antérieur à toute expérience
et non synthétique ou analytique a posteriori comme tu sembles
vouloir le dire ; en revanche, théoriquement, il est en fait construit
a posteriori sur la contradiction entre la pure subjectivité et
l’objectivité en soi, c’est–à–dire
sur une autre abstraction. Ensuite, en bonne logique spéculative,
tu vas déduire toutes les déterminations du travail à
partir de son concept (Lire Hegel §
46), ce qui serait absolument impossible s’il s’agissait d’un
simple concept analytique dans la mesure ou les concepts analytiques «
se bornent à dire dans le prédicat ce qui a été
réellement pensé dans le concept du sujet » (par exemple
: le prolétariat est une classe sociale, ou : le capitalisme est
un mode de production ; dire que c’est un mode de production qui
se manifeste dans le procès de son abolition est une toute autre
histoire !)
Marx procède de la même manière dans
le Livre I du Capital avec le concept de « valeur »,
abstraction à partir de laquelle il va déduire les déterminations
concrète des formes de la valeur et – de manière plus
ou moins conséquente – tout le reste. C’est pour cela
que, comme tu m’en faisais la remarque un jour, il est contraint
d’utiliser des métaphores pour en parler (cristallisation…),
ce qui n’est pas satisfaisant pour la bonne compréhension
du texte et laisse subsister bon nombre d’ambiguïtés.
Cela dit, ce n’est pas le concept de valeur qui est en cause mais
la façon scientifique (c’est–à–dire dans
ce cas spéculative) dont il est conçu et mis en œuvre
.
§ 26 – En fait, si tu ne « conceptualisais » pas
ainsi, tu ne pourrais rien dire du tout, rien dire du tout de ce que tu
dis sur le fond et qui est la raison d’être de ta réflexion
dans le Travail… lorsque tu écris :
« il s’agit (…) de produire le concept de travail
de telle façon que son dépassement débouche sur une
forme supérieure de l’activité sociale. »
C’est–à-dire : si le résultat (historique) de
la chose n’était pas supposé dans son origine (logique).
Et ailleurs tu es encore plus clair :
« Ce faisant on ne cherche pas à raconter ce qui s’est
passé, mais à comprendre la raison d’être et
le sens du travail. » « Et plus l’histoire avance et
plus les contradictions du procès d’autoproduction de l’homme
deviennent manifestes et imposent que la recherche de sens se concrétise,
se réalise dans un processus de dépassement qui les justifient.
Renoncer à cette justification, c’est admettre le chaos et
la souffrance comme le propre de l’homme – proposition inadmissible
a priori. Au contraire, demander aux contradictions historiques de rendre
compte de leur raison d’être, c’est reconnaître
que, derrière les contradictions sociales, il y a la production
d’un sens qui est identique à l’essence subjective
de l’homme, laquelle explique ces contradictions en dernière
analyse. »
Et ici, la systématicité spéculative se double d’une
eschatologie.
§ 27 – Il ne s’agit donc pas de ne plus conceptualiser
et d’arrêter de théoriser la révolution communiste,
il s’agit d’arrêter de spéculer. Lorsque que
je pose le concept de lutte de classe, ce que j’évacue ce
n’est pas le concept de lutte de classes, c’est sa construction
spéculative comme contradiction prolétariat–capital
chez Théorie Communiste ou, finalement, comme contradiction
entre la pure subjectivité et l’objectivité en soi
sociale comme tu le fais dans le Travail… Me reprocher
d’évacuer le concept lui–même lorsque j’en
évacue l’élément spéculatif revient
à dire que celui–ci épuise celui–là ;
ce qui n’est pas le cas.
§ 28 – Dans « mon nouveau cycle », il n’y
a effectivement plus de théorie dans sa systématicité
spéculative, c’est–à–dire plus de théorie
postprolétarienne (universaliste ou actualiste), ce qui ne veut
pas dire qu’il n’y a plus de théorie du tout.
§ 29 – J’ai cru un temps qu’il était nécessaire
de réfuter la systématicité spéculative, puis
j’ai tempéré mon propos en disant qu’il fallait
lui opposer en permanence un point de vue réaliste (Petite
histoire singulière § 56 et suiv.), mais dans les deux
cas je ne dépassais pas la dénonciation dans la mesure où
il me suffisait de montrer en quoi tel ou tel propos était spéculatif,
comme si le fait de qualifier une thèse de spéculative valait
pour sa critique.
§ 30 – La réfutation de la systématicité
spéculative, sa critique dans l’absolu, n’est pas possible,
sauf à réduire celle–ci à une dénonciation
au nom de principes qu’elle–même a intégrés
(Lire Hegel § 46 Remarque). C’est
par exemple ce que fait Colletti lorsqu’il argumente sa critique
en s’appuyant sur le principe aristotélicien de (non) contradiction
et sur le postulat kantien du caractère extra–logique de
l’existence, dans la mesure ou Hegel ne refuse ni l’un ni
l’autre puisque l’entendement aussi bien que l’intuition
sensible sont intégrés comme moment du dialectique dans
le syllogisme de l’esprit absolu. En revanche, le troisième
pivot de sa critique : « l’interpolation dans le processus
logique d’éléments tirés discrètement
de l’expérience » , n’est pas une critique mais
une remarque portant sur un fait d’inconséquence.
§ 31 – Marx lui–même, dans sa Critique de la philosophie
du droit ne réfute pas Hegel, il lui reproche simplement trois
choses qui ne remettent pas en question sa systématicité
(je résume) : 1) son « mysticisme », c’est–à–dire
le fait de substituer l’Idée au sujet réel et sa théorie
de l’incarnation ; 2) son « dualisme », c’est–à–dire
le fait de glisser dans ses syllogismes dialectiques d’un sujet
à un autre alors qu’il prétend tenir toujours le même
; 3) son « inconséquence «, c’est–à-dire
son échec dans sa prétention à déduire toutes
les déterminations du concept. Cette dernière critique intègre
les deux autres et c’est en ce sens qu’il peut retourner contre
Hegel sa propre formule, lui reprocher de ne pas « saisir la logique
qui est propre à l’objet en ce que l’objet est en propre
» (1 § 46) et tenter en cela d’être plus conséquent
que son maître dans la systématicité spéculative
(j’y reviendrai une prochaine fois).
§ 32 – Pour finir, je dirai qu’il me semble que tu attendes
encore une théorie qui résout les problèmes ou, comme
le disent Dauvé et Nesic, qui « donne des clefs » ,
ce qui revient finalement à adopter sur le fond le même point
de vue totalisant que Théorie Communiste – et il
n’y a de totalité que par la systématicité
spéculative. Pour ma part je tente de faire une théorie
qui expose une situation : une théorie du « es gibt
» (il y a) et non du « noch nicht » (pas encore,
qui suppose un « déjà ») – le terme allemand
n’est pas là pour faire savant mais pour indiquer qu’il
ne s’agit pas de mots du langage courant mais de concepts qui impliquent
tout un système philosophique – ou du « pourquoi il
y a » comme tu le fais toi–même dans le Travail…
§ 33 – Voilà, pour conclure cette réponse, un
bien long développement pour montrer qu’à l’inverse
de qui croit que le refus d’un mode déterminé de travail
salarié signifie un refus du travail dans son essence, un refus
de la systématicité spéculative théorique
n’entraîne pas nécessairement la disparition de toute
théorie.
J’espère avoir répondu à tes questions et ton
incertitude de manière satisfaisante, en tout cas pour le moment.
De toutes façons j’aurai certainement l’occasion d’y
revenir.
Amicalement
Christian
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