§ 8 — Les opéraïstes pensaient
que, en Italie comme ailleurs, les grandes transformations fordistes
avaient déjà été menées à
leur terme et qu’on était en train de passer à l’étape
du “ refus du travail ”, autrement dit à cette aliénation
totale de l’ouvrier à l’égard des moyens de
production, qui débouchait sur l’absentéisme et
une remise en question plus radicale du mécanisme de l’exploitation.
De ce point de vue, l’histoire de la classe ouvrière apparaissait
comme un formidable roman épique où les grandes transformations
productives, de la révolution industrielle jusqu’à
l’automation, semblaient promettre la réalisation progressive
du plus vieux rêve de l’humanité : se libérer
de l’effort au travail.
§ 9 – Une telle approche s’écartait radicalement
de l’éthique du travail, cheval de bataille du PCI. D’après
Sergio Bologna, “ Quaderni Rossi a broyé l’hégémonie
sur les presses de Mirafiori ”, ce qui était une façon
de dire que la revue s’éloignait de la pensée du
fondateur du Parti, Antonio Gramsci (16). A mon sens, la relation des
opéraïstes avec Gramsci était plus complexe qu’il
n’y paraît : s’ils n’approuvaient guère
l’historicisme de ce dernier (Tronti et Asor Rosa, par exemple,
avaient été des élèves de Galvano Della
Volpe, un anti-gramscien convaincu), ils appréciaient les notes
sur “ Américanisme et fordisme ”, où Gramsci
pressentait la transition vers les nouvelles formes de domination capitaliste.
Comme lui, ils suivaient attentivement les transformations du capitalisme
américain : “ En Amérique, écrivait Gramsci,
la rationalisation a déterminé la nécessité
d’élaborer un nouveau type humain conforme au nouveau type
de travail et de processus productif. ” (17)
§ 10 – Bientôt, les opéraïstes eurent la
certitude que le phénomène de l’émigration
intérieure tendait à rendre caducs les anciens déséquilibres
entre nord et sud, axe des préoccupations de Gramsci. Et ceci
non pas parce que le capitalisme italien les avait supprimés
mais, au contraire, parce que la “ question méridionale
” était en train de s’étendre au pays entier,
en particulier aux usines du nord, où s’accumulait la rage
de ce nouveau prolétariat.
§ 11 – Une des réussites de ces auteurs fut l’élaboration
du concept de “ composition de classe ”. De même que,
chez Marx, la composition organique du capital exprime une synthèse
entre composition technique et valeur, pour les opéraïstes,
la composition de classe met l’accent sur le lien entre traits
techniques “ objectifs ” et traits politiques “ subjectifs
”. La synthèse des deux aspects détermine le potentiel
subversif des luttes, et cela permet de découper l’histoire
en périodes, chacune d’entre elles étant caractérisée
par la présence d’une figure “ dynamique ”.
Chaque fois, le capital répond à une certaine composition
de classe par une restructuration à laquelle succède une
recomposition politique de la classe, autrement dit le surgissement
d’une nouvelle figure “ dynamique ” (18). De même,
les différentes expressions de cette recomposition favorisent
une “ circulation des luttes ”.
§ 12 – A l’été 1960, on avait pu observer
une première manifestation de cette nouvelle composition quand,
à l’occasion d’une convention du parti néo-fasciste
– qui participait alors à un gouvernement de centre droit
– devant se tenir à Gênes, une série de manifestations
violentes avaient secoué cette ville et quelques autres. Elles
se soldèrent par plusieurs morts, presque tous des jeunes gens,
et la presse avait parlé, sur un ton méprisant, d’“
une rébellion de rockers criminels ” (de “ teddy
boys ”, selon l’expression alors à la mode). En revanche,
dans une chronique écrite par un auteur proche de l’opéraïsme,
nous lisons que “ les faits de juillet sont la manifestation de
classe de cette nouvelle génération élevée
dans le climat de l’après-guerre. […] Une génération
située hors des partis ” (19).
§ 13 – En 1962, éclata l’affaire Fiat. Une fois
expirés les contrats de travail du secteur automoteur, la corporation
se trouva au centre d’un grave conflit du travail qui déboucha
sur les violents affrontements de la Piazza Statuto (7, 8 et 9 juillet),
à Turin. Accusés d’avoir signé des contrats-poubelle,
les syndicats officiels furent ignorés par des dizaines de milliers
d’ouvriers en grève qui déclenchèrent une
véritable révolte urbaine. La police ne put reprendre
la Piazza Statuto qu’après trois jours d’affrontements
et après avoir reçu des renforts en provenance d’autres
villes. Les protagonistes des événements, une fois de
plus, étaient de jeunes méridionaux. Le PCI prit immédiatement
position, en dénonçant les insurgés comme des “
provocateurs fascistes ”.
§ 14 – C’était le début d’une nouvelle
étape de l’histoire italienne : au fur et à mesure
qu’apparaissaient de nouvelles pratiques d’affrontement
des classes, on voyait augmenter la distance entre la gauche historique
et les mouvements contestataires. La discussion fut très vive
au sein de Quaderni Rossi et elle déboucha, en 1963, sur une
première rupture. Si tous ses membres étaient d’accord
sur la potentialité révolutionnaire de la nouvelle situation,
il existait de sérieuses différences quant à l’attitude
à adopter. Panzieri optait pour la prudence, quand Tronti, Alquati,
Negri, Bologna, Asor Rosa et Faina voulaient passer à l’action.
En 1964, ces derniers fondèrent Classe Operaia, “ périodique
politique des ouvriers en lutte ”. Le groupe se proposait non
seulement de contribuer à la recherche théorique mais
aussi de consolider le réseau de relations et de contacts ébauchés
les années précédentes (20).
Les paradoxes de Mario Tronti
§ 15 — Signé par son directeur, Mario Tronti, l’éditorial
du premier numéro de Classe Operaia – “ Lénine
en Angleterre ” – indiquait le chemin à suivre :
“ On voit pointer une nouvelle époque de la lutte des classes.
Les ouvriers l’ont imposée aux capitalistes avec la force
objective des forces organisées en usine. […] La classe
ouvrière conduit et impose un certain type de développement
du capital. […] Un nouveau commencement est nécessaire.
” (21)
§ 16 — Penseur discuté et paradoxal, Tronti était
convaincu que la récente intensification des luttes ouvrières
ouvrait la voie à une transformation révolutionnaire.
Mais, au lieu de se fier à la spontanéité des masses,
à l’instar de Panzieri, il croyait plutôt à
l’intervention du parti. Ses idées trouvèrent leur
formulation définitive en 1966, avec la publication de Operai
e Capitale, un livre plein d’intuitions brillantes et d’images
suggestives, qui condensait les splendeurs et les misères de
la seconde étape de l’opéraïsme.
§ 17 — Alors qu’ailleurs les néo-marxistes se
perdaient dans d’interminables discussions sur les théories
de la crise et l’effondrement du capitalisme du fait de ses propres
contradictions, Tronti affirmait la centralité politique de la
classe ouvrière, mettait l’accent sur le facteur subjectif
et proposait une analyse dynamique des relations de classe. L’usine
n’était plus le lieu de la domination capitaliste, mais
le cœur même de l’antagonisme. Son approche allait
à rebours de la tradition réformiste : la lutte pour le
salaire était considérée comme une lutte immédiatement
révolutionnaire dès l’instant qu’elle parvenait
à faire plier le pouvoir du capital. La crise n’était
plus comprise comme le produit d’abstraites contradictions intrinsèques,
mais résultait de la capacité ouvrière d’arracher
des revenus au capital.
§ 18 – Le discours de Tronti se concentrait sur les tendances,
ce qui allait être à l’avenir une constante de la
pensée opéraïste : il s’agissait de construire
un modèle théorique qui permettrait d’anticiper
le cours des choses. C’est pourquoi il fallait mettre “
Marx à Detroit ”, c’est-à-dire étudier
les comportements du prolétariat dans le pays le plus avancé,
là où le conflit apparaissait sous sa forme la plus pure.
§ 19 — Une telle approche pourrait paraître séduisante,
mais les propositions pratiques qu’on en tirait étaient,
elles, franchement décevantes : “ La tradition d’organisation
de la classe ouvrière américaine est la plus politique
au monde, parce que la force de ses luttes annonce la défaite
économique de l’adversaire et la rapproche non de la conquête
du pouvoir pour construire une autre société dans le vide,
mais de l’explosion du salariat pour réduire le capital
et les capitalistes à une position subalterne dans cette même
société ” (22). Défaite de l’adversaire
? Aux Etats-Unis ? Non, précisait Tronti : de toutes façons,
“ la pure lutte syndicale ne peut nous faire sortir du système
[…], il faut une organisation de type léniniste ”
(23).
§ 20 — Plus intéressante était, en revanche,
l’analyse de la relation entre usine et société
: “ Au niveau le plus élevé du développement
capitaliste, la société entière devient une articulation
de la production. Autrement dit, toute la société vit
en fonction de l’usine, et l’usine étend sa domination
à toute la société. ” (24) Contre l’interprétation
selon laquelle l’extension du secteur tertiaire signifiait un
affaiblissement de la classe ouvrière, Tronti soutenait qu’avec
la généralisation du travail salarié, un nombre
toujours plus élevé de personnes était en voie
de prolétarisation, ce qui ne faisait qu’amplifier l’antagonisme
au lieu de le réduire.
§ 21 – Bien qu’Operai e Capitale soit devenu une référence
obligée pour les militants de 68, on peut noter curieusement
que l’auteur de cet ouvrage ne quitta jamais le PCI et qu’aujourd’hui
encore, il demeure membre du post-communiste PDS. Mieux même :
il y a peu, Tronti a expliqué que l’interprétation
gauchiste de son livre avait été le fruit d’une
erreur. “ Je n’ai jamais été spontanéiste.
J’ai toujours pensé que la conscience politique devait
venir du dehors. ” (25)
§ 22 – Indépendamment des opinions que professent
Tronti aujourd’hui, il est, cependant, évident que, dans
les années 1960, lui et les opéraïstes ouvrirent
un front contre la tradition nationale-populaire de la gauche italienne,
qui embrassait non seulement la politique, mais aussi la culture (philosophie,
littérature, cinéma et sciences humaines), et qu’ils
donnèrent une première réponse aux théories
de la “ domination totale ” acceptées par tous, y
compris par la gauche critique. Ce qui semble le plus actuel dans Operai
e Capitale, c’est sûrement la critique du logos technico-productiviste,
tant marxiste que libéral, et de l’idée –
déjà présente chez Panzieri – que la connaissance
est liée à la lutte, qu’elle n’est pas neutre,
mais partisane (26).
§ 23 – Le livre de Tronti demeure une tentative sérieuse
de rénovation du marxisme, même si elle n’a débouché
sur rien (27). Son “ subjectivisme ” exprima une rébellion
contre l’objectivisme du marxisme vulgaire, celui de l’Ecole
de Francfort compris, si on y excepte Marcuse. Tronti perçut
le “ projet ” du capital de contrôler la société
dans sa totalité, mais, à rebours d’Adorno, il l’interpréta
comme une stratégie pour contenir la protestation ouvrière
(28). Ce subjectivisme fut, en même temps, la source de nombreuses
erreurs, la plus grave étant de considérer que la logique
du développement capitaliste ne reposait pas sur l’extraction
du profit, mais sur la combativité ouvrière. Une telle
approche l’éloignait de Panzieri et du premier opéraïsme
qui concevait le capital et la classe ouvrière comme deux réalités
antagoniques également “ objectives ”. Panzieri,
en outre, ne commit pas la bévue de penser que les augmentations
de salaire pouvaient provoquer la rupture du système (29).
§ 24 – Sans vouloir à tout prix revendiquer un “
vrai ” marxisme, il semble évident que l’approche
de Tronti repose sur une lecture partielle de Marx et, davantage encore,
sur une grossière simplification de la réalité.
S’il est bien vrai que Marx a écrit que la lutte des classes
est le moteur de l’Histoire, son analyse se centre sur la relation
sociale entre deux pôles contradictoires : d’un côté,
le capital comme puissance sociale, travail “ mort ”, objectivité
pure, esprit du monde, et, de l’autre, le travail “ vivant
”, la classe ouvrière qui, partie et fondement de la relation,
fonde, en même temps, sa négation. L’origine de la
contradiction est due à la double nature du travail ouvrier qui
est à la fois travail abstrait, producteur de plus-value, et
travail concret, producteur de valeurs d’usage. Le problème
– ajoutait-il – est que “ la valeur ne porte pas inscrite
sur son front ce qu’elle est ” (30). Selon Marx, les antinomies
entre “ subjectivisme ” et “ objectivisme ”
ne peuvent pas être résolues dans la théorie, mais
dans la pratique (31), puisque seule la création d’un nouveau
mode de production – la fameuse négation de la négation
ou expropriation des expropriateurs – peut y parvenir.
§ 25 – Chez Tronti, en revanche, il y a bien hypostase du
pôle subjectif : “ le capital comme fonction de la classe
ouvrière ” (32). Cela le conduisit à transformer
la classe ouvrière en fondement ontologique de la réalité.
La subjectivité n’était plus la force concrète
d’individus conscients qui s’organisent pour changer le
monde, mais – pour Tronti – une simple catégorie
herméneutique pour la compréhension du capitalisme. Quant
au négatif, il était parti en fumée.
§ 26 – Il convient de signaler que, presque quarante ans
plus tard, le même schéma est constamment à l’œuvre
dans Empire. Ici, le subjectivisme extrême, la lecture de l’Histoire
à partir de la “ puissance ” ouvrière, devient
pur délire : “ De la manufacture jusqu’à l’industrie
à grande échelle, du capital financier à la restructuration
transnationale et la mondialisation du marché, ce sont toujours
les initiatives de la main-d’œuvre organisée qui déterminent
les configurations du développement capitaliste. ” Ou encore
: “ Nous arrivons ainsi au délicat passage par lequel la
subjectivité de la lutte des classes transforme l’impérialisme
en Empire. ” C’est pourquoi il est nécessaire de
comprendre “ la nature mondiale de la lutte des classes prolétarienne
et sa capacité à anticiper et préfigurer les développements
du capital vers la réalisation du marché mondial ”
(33). Dans ce passage, et tant d’autres similaires, la dialectique
ouvriers-capital – cette “ grammaire de la révolution
”, selon la magnifique expression d’Alexandre Herzen –
s’évanouit dans l’apologie d’un présent
sans contradictions. Si les ouvriers sont d’ores et déjà
si forts et puissants, pourquoi devraient-ils faire la révolution
?
Ruptures
§ 27 – La principale fonction de Classe Operaia fut sans
doute d’impulser l’articulation de divers groupes locaux
qui travaillaient sur la question ouvrière en divers lieux du
pays. Le groupe, cependant, eut une vie brève, puisqu’il
se saborda en 1966 (34). Pourquoi ? Au cours d’une réunion
tenue à Florence vers la fin 1966, Tronti, Asor Rosa et Negri
lui-même se posèrent la question de l’urgence d’un
virage politique. Le thème central était la relation classe-parti
: la classe incarnait la stratégie et le parti la tactique. Il
y avait un problème, néanmoins : si la première
était très consciente du travail de démolition
qui l’attendait, le second était en train de perdre le
nord. Dans ces conditions, plutôt que de jeter de l’huile
sur le feu des protestations ouvrières, il fallait faire de l’entrisme
dans les syndicats, et surtout dans le PCI. L’idée était
de former une sorte de direction ouvrière afin de lui faire jouer
le rôle de “ cale ” (telle était l’expression
utilisée) dans le Parti et modifier du coup son équilibre
interne (35).
§ 28 - Il faut signaler que, jusqu’alors, l’opéraïsme
avait été un laboratoire collectif, une sorte de réseau
informel formé d’intellectuels, de syndicalistes, d’étudiants
et de révolutionnaires de tendances diverses qui avaient tous
en commun une sensibilité anti-bureaucratique, et la découverte
d’un nouveau monde ouvrier en lutte. A l’exception de Tronti,
personne n’y avait affronté ouvertement la question du
léninisme. On acceptait le Lénine qui avait compris la
convergence entre crise économique, crise politique et tendance
ouvrière vers l’autonomie, mais on n’abordait pas
la question du parti.
§ 29 – Une minorité libertaire – intégrée
par Gianfranco Faina, Ricardo d’Este et d’autres militants
de Gênes et de Turin – n’accepta pas ce choix en faveur
de l’entrisme. Tel qu’eux l’entendaient, l’opéraïsme
était fondé sur l’idée que les forces subversives
se regroupaient hors de la logique des partis et des syndicats officiels.
Ils trouvèrent une source d’inspiration dans le communisme
des conseils (36), chez les anarchistes espagnols et chez Amadeo Bordiga
(37). Les années suivantes, ils partagèrent les positions
libertaires du groupe Socialisme ou Barbarie et de l’Internationale
situationniste, et rompirent définitivement avec toute prétention
à “ diriger ” le mouvement (38). Une autre tendance,
dirigée par Sergio Bologna, essaya de s’en tenir à
l’opéraïsme originel, en revenant à son travail
de fourmi au sein de la Fiat et de quelques usines lombardes (39). De
sorte que le virage annoncé n’eut pas lieu et que Tronti
dut reconnaître qu’on n’était pas parvenu à
“ réaliser le cercle vertueux de la lutte, de l’organisation
[et non de l’auto-organisation, NdA] et de la possession du terrain
politique ” (40).
§ 30 - Au même moment, des événements importants
compliquèrent le projet de convertir le PCI à l’opéraïsme
(41). En 1968, la température sociale en Italie commença
à monter à des niveaux préoccupants. Des ferments
culturels nouveaux et de plus en plus intenses commençaient à
se propager. Les problèmes nationaux se mêlaient à
la situation internationale de la fin des années 1960 (manifestations
contre la guerre au Vietnam, Black Panthers, etc.), en inaugurant une
période de grands changements. Les premiers à entrer en
mouvement furent les étudiants qui occupèrent les principales
universités du pays : Trente, Milan, Turin et Rome. Ils commencèrent
par mettre en cause l’autoritarisme universitaire et terminèrent
par faire la critique du capitalisme, de l’Etat, de la patrie,
de la religion, de la famille, etc. Ils manifestaient un mépris
tout particulier pour les partis de gauche qu’ils accusaient d’être
devenus des engrenages fondamentaux du régime. A la fin de l’année
1968, et surtout en 1969, quand les protestations ouvrières s’intensifièrent,
le système entra en crise. La grande rupture sociale, qui ailleurs
s’était consumée en quelques mois, s’étendit,
en Italie, sur près de dix ans, et c’est là que
réside sans doute la singularité de ce mouvement.
§ 31 – Il va sans dire que cette explosion de radicalité
légitimait les hypothèses opéraïstes les plus
audacieuses. La “ stratégie du refus ” était
en train de se réaliser. Pourtant, Tronti affirma alors qu’on
n’assistait pas à la naissance d’une nouvelle époque,
mais plutôt à la dernière des poussées –
et la plus désespérée d’entre elles –
d’un cycle de luttes qui touchait à sa fin.
§ 32 – Il est loisible aujourd’hui de percevoir d’indéniables
éléments de vérité dans ce pessimisme, mais,
à l’époque, tout semblait encore en suspens. Soudain,
Tronti accordait à l’Etat des attributs qui constituaient
la négation de tout ce qu’il avait écrit jusqu’alors.
Il n’y a plus, précisait-il “ d’autonomie,
d’autosuffisance, d’autoreproduction de la crise hors du
système de médiation politique des contradictions sociales
”. Traduit dans un langage plus clair, cela voulait dire que la
lutte économique ne pouvait plus être politique, et que
la classe ouvrière, considérée jusque-là
comme une force antagoniste, devenait la “ seule rationalité
de l’Etat moderne ” (42). En vérité, aux yeux
de Tronti, l’utopie touchait à sa fin, et c’est cela
qu’il cherchait à signifier en parlant d’“
autonomie de la politique ”, une idéologie qui eut une
vie courte, bien qu’elle accompagnât l’évolution
d’une partie des opéraïstes – le critique littéraire
Alberto Asor Rosa ou le jeune germaniste Massimo Cacciari – vers
l’académisme et le PCI, où ils furent accueillis
comme des repentis. La croyance en l’existence d’une sphère
politique “ pure ” à l’intérieur de
l’Etat servit de justification à d’autres pour entamer
une longue marche au sein des institutions.
§ 33 — A l’intérieur du PCI, se déroula
un (court) débat sur l’opportunité de chevaucher
le tigre du mouvement, mais, à la fin, prévalurent les
positions les plus conservatrices, au point qu’on en vint à
exclure le groupe du Manifesto (Rossanda, Pintor, Magri). C’est
ainsi que, de manière peu glorieuse, conclut le trajet d’un
secteur des “ marxistes autonomistes ”. Quant aux autres,
la majorité d’entre eux, dont Antonio Negri, vit dans la
nouvelle situation la possibilité d’impulser une politique
révolutionnaire hors des partis de gauche, et même contre
eux.
§ 34 — En 1969, on assista à la multiplication de
groupes et de groupuscules d’extrême gauche qui se proposaient
tous de reproduire en Italie la stratégie bolchevique –dans
ses différentes versions : léniniste, trotskiste, stalinienne
et maoïste –, par la création d’un parti pur
et dur visant à la prise du pouvoir. Les opéraïstes
fondèrent Potere Operaio et Lotta Continua, formations qui gravitaient
également dans l’orbite du marxisme-léninisme bien
qu’elles n’aient pas manifesté une sympathie particulière
pour le modèle soviétique ni même, reconnaissons-le,
pour le chinois.
§ 35 — Si le projet était irréel, les conflits,
eux, étaient bel et bien authentiques, et à mesure que
les groupes subversifs gagnaient du terrain, l’Etat devenait de
plus en plus agressif. Le dénouement fut la “ stratégie
de la tension ”, soit une série d’attentats et d’assassinats
commis par les services secrets italiens entre 1969 et 1980 avec la
complicité des gouvernements successifs. Il n’y a pas le
moindre doute, en effet – et il existe des dizaines de documents
pour le prouver –, que, en Italie, le terrorisme fut, dans un
premier temps, l’apanage de l’Etat lui-même, et non
des mouvements d’extrême gauche (43).
§ 36 - L’histoire de ces événements tragiques
étant hors des objectifs de la présente étude (44),
je me contenterai ici de signaler les trois points suivants : 1) en
adoptant en 1974 la stratégie du compromis historique –
laquelle visait, pour les communistes, à entrer au gouvernement
grâce à une alliance stratégique avec les démocrates-chrétiens
–, le PCI se déplaça encore plus vers la droite,
en contribuant ainsi à légitimer la criminalisation de
toute dissidence ; 2) cette évolution, ainsi que les massacres
d’Etat finirent par convaincre un grand nombre de militants que
la seule voie praticable était la voie militaire et qu’il
fallait un parti structuré de manière verticale, hiérarchique
et clandestine ; 3) la lutte armée fut une erreur aux conséquences
incalculables, qui entraîna le mouvement vers un affrontement
sanglant – et voué à l’échec –
avec l’Etat.
Les mésaventures de l’ouvrier social
§ 37 — C’est dans ce contexte que nous devons analyser
la pensée de celui qui prit le relais de l’opéraïsme
: Antonio Negri. Il a souvent raconté lui-même sa trajectoire.
Originaire d’une famille modeste, il étudia à l’université
de Padoue, où il fit une thèse sur l’historicisme
allemand, avant de prolonger ses études en Allemagne et en France.
Il a connu une brillante carrière universitaire, et a publié
quelque vingt livres, ainsi qu’un nombre impressionnant d’articles
dans des revues du monde entier. A partir de la fin des années
1950, et à côté de ses activités d’enseignement,
il s’engagea dans l’action politique, d’abord dans
les secteurs catholiques, puis au sein du Parti socialiste et enfin
dans la mouvance opéraïste (45).
§ 38 - Dans sa première étape, et jusqu’à
Classe Operaia, l’apport de Negri ne fut pas décisif, mais
il devint déterminant avec la fondation de Potere Operaio. Le
groupe naquit pendant l’été 1969, dans le contexte
d’une crise du mouvement étudiant, dont la cause, du point
de vue marxiste-léniniste, tenait au fait que les révoltes
étudiantes n’avaient de sens que subordonnées à
une “ hégémonie ouvrière ”, c’est-à-dire
à la ligne de l’organisation. Il était donc urgent,
dans cette optique, de construire une direction politique pour les canaliser
en ce sens. Negri impulsa, alors, l’idée d’édifier
un parti centralisé, “ compartimenté ” et
vertical. “ Notre analyse se fonde sur l’œuvre des
classiques, de Marx, de Lénine, de Mao. Il n’y a pas de
place, dans notre organisation, pour les états d’âme
ni pour les velléités ”, écrivait-il dans
un texte qui ne permet guère d’interprétations “
autonomistes ” (46).
§ 39 — Contrairement à Lotta Continua (LC), un groupe
plutôt porté sur l’activisme, Potere Operaio (PO)
accordait une certaine importance à l’élaboration
théorique tournant autour d’une interprétation extrémiste
de l’opéraïsme des origines. La subjectivité
ne résidait plus dans la classe, mais dans l’avant-garde
communiste, c’est-à-dire dans le groupe PO. Il convenait
donc de centraliser et de radicaliser les antagonismes spontanés
pour les transformer en action insurrectionnelle contre l’Etat.
Une fois de plus, la tentative échoua. Le cycle de luttes entamé
au début des années 1970 entra dans sa phase déclinante
et l’une de ses dernières manifestations fut l’occupation
de la Fiat Mirafiori (à Turin) qui, en mars 1973, mit fin à
l’époque des grands affrontements entre les ouvriers et
le capital. Un des legs de cette lutte fut le Statut des travailleurs,
un ensemble de dispositions favorables au monde du travail, aujourd’hui
réduit à une coquille vide.
§ 40 - Pendant la fin de la décennie, les conflits sociaux
persistèrent, mais leur centre de gravité ne se trouvait
plus dans les usines. Dans le même temps que les principales formations
extra-parlementaires entraient en crise (PO se dissout en 1973 et LC
en 1976), naissait une constellation de petits groupes autour du slogan
“ Prenons la ville ”. Quelques-uns de ces groupes prirent
le nom d’“ Indiens métropolitains ” ou de “
Prolétariat juvénile ”. Ils occupaient des immeubles,
formaient des centres sociaux, fondaient des revues, mettaient en marche
des projets de communication alternative, créaient des associations
féministes et écologistes. Avec une base militante située
tant dans les usines que dans les quartiers, ces groupes commençaient
à abandonner les vieilles conceptions du parti séparé
et du dirigisme léniniste pour aller à la recherche d’alternatives
dans l’organisation d’espaces de coexistence et d’échange
social autonomes par rapport à la légalité dominante.
Pour mettre en valeur leur indépendance politique, ils utilisaient
des sigles où apparaissait le mot “ autonome ” –
par exemple, “ Prolétaires autonomes ” ou “
Assemblée autonome ” – de telle sorte qu’on
commença à les identifier sous le nom de “ zone
de l’autonomie ouvrière ” (47).
§ 41 - Negri interpréta la nouvelle étape avec un
triomphalisme militant qui était à l’extrême
opposé du pessimisme de Tronti (et de son “ autonomie du
politique ”). Pour lui, il n’y avait plus de retour en arrière
possible : le refus du travail tayloriste avait jeté à
bas les murs qui séparaient l’usine du territoire. Tout
le processus social était maintenant mobilisé pour la
production capitaliste, augmentant de la sorte l’importance du
travail productif. Dans cette nouvelle situation, l’ouvrier-masse
sortait de l’usine pour se déplacer vers le territoire,
l’usine diffuse, et devenir l’ouvrier social, le nouveau
sujet dont notre auteur commença de proclamer la centralité.
Techniciens, étudiants, enseignants, ouvriers, émigrés,
squatters finissaient tous dans le même sac, sans que Negri porte
la moindre attention à leurs différences, à leurs
spécificités et à leurs contradictions. Se proposant
de renverser (en italien, rovesciare) les catégories de Marx,
il introduisit dans son analyse la catégorie d’auto-valorisation
(la même que celle qui réapparaîtra, sans autres
explications, un quart de siècle plus tard, dans Empire) (48).
De quoi s’agit-il ? Alors que la valorisation capitaliste se fonde
sur la valeur d’échange, l’auto-valorisation –
pivot de l’édifice théorique de Negri – serait
fondée, elle, sur la valeur d’usage et sur les nouveaux
besoins des prolétaires. Généralisant sur tout
le territoire – l’usine diffuse – les pratiques d’auto-valorisation,
l’ouvrier social devait désormais lutter pour le “
salaire garanti ”. Dès lors, chez Negri, le noyau du conflit
(et, partant, de l’analyse) se déplaçait vers l’Etat.
Il pensait que l’Etat keynésien – qu’il appelait
l’Etat-plan – avait inscrit les acquis de la révolution
d’Octobre au cœur du développement capitaliste, en
transformant le “ pouvoir ouvrier ” en une “ variable
indépendante ”. Pour lui, la lutte principale avait lieu
maintenant sur le terrain de l’auto-valorisation et, puisqu’il
n’y avait plus de reproduction du capital hors de l’Etat,
la “ société civile ” cessait d’exister,
en laissant seuls, face à face, deux grands adversaires : les
prolétaires et l’Etat (49).
§ 42 — En dépit de son apparente cohérence,
ce raisonnement partait d’une interprétation erronée
du concept marxiste de valeur. Pour Negri, la valeur d’usage exprimait
la radicalité ouvrière, sa potentialité subjective,
en tant qu’antagoniste de la valeur d’échange. Elle
était en quelque sorte le “ bon ” côté
de la relation. Pourtant, si on adopte le point de vue de la critique
de l’économie politique, une telle approche n’a pas
de sens, car, comme l’expliquait Marx dans le premier chapitre
du tome I du Capital, la valeur d’usage n’est en aucune
manière une catégorie morale, mais la base matérielle
de la richesse capitaliste, la condition de son accumulation. Si, à
un moment quelconque du procès de circulation, les valeurs d’usage
ne se transforment pas en valeurs d’échange, elles cessent
d’être des valeurs et, en ce sens, elles limitent et conditionnent
le processus de valorisation.
§ 43 — Une des sources de Negri était Agnès
Heller, une des exposantes les plus connues de l’école
de Budapest, laquelle avait mis au centre de sa réflexion sur
Marx le concept de besoins radicaux. Elle prenait bien garde, toutefois,
de tomber dans l’apologie des besoins immédiats. “
Le besoin économique, écrivait-elle, est une expression
de l’aliénation capitaliste dans une société
où la fin de la production n’est pas la satisfaction des
besoins, mais la valorisation du capital, où le système
des besoins repose sur la division du travail et la demande du marché.
” (50) Negri, lui, n’évita pas l’apologie,
et s’écarta ainsi du marxisme critique, en oubliant qu’on
ne peut pas combattre un monde aliéné d’une façon
aliénée. L’autonomie, en outre, ne peut s’exprimer
dans la condition immédiate de la classe. Sous la domination
du capital, l’autonomie est un projet, une tendance ou, plus précisément,
une tension. Elle ne peut se constituer en réalité pratique
que dans les moments de rupture, dans les espaces décolonisés.
Quand cette réalité pratique se socialise, viennent alors
les grands moments de crise de l’administration, comme en France
en 1968 ou en Italie en 1977. Contrairement à ce que pense Negri,
le communisme n’est pas “ l’élément
dynamique constitutif du capitalisme ” (51), mais une autre société
sans antagonismes de classes, sans pouvoir d’Etat et sans fétichisme
mercantile.
§ 44 — Et le parti ? “ Dans ma conscience et ma pratique
révolutionnaire, je ne peux ignorer ce problème ”,
écrivait celui qui se voyait lui-même comme le Lénine
italien, en précisant qu’il était “ urgent
de lancer le débat sur la dictature communiste ” (52).
Le parti, en effet, restait une tâche en suspens, bien qu’il
existât déjà en embryon, avec l’Autonomie
organisée (avec une majuscule, pour bien la distinguer de l’autre
autonomie), c’est-à-dire l’ensemble des organisations
semi-clandestines et leurs services d’ordre militarisés
qui, poussés par la répression étatique, pratiquaient
la lutte des classes avec l’intention de “ filtrer ”
et de “ recomposer ” l’antagonisme des masses dans
l’attente de la lutte finale (53).
§ 45 – Le résultat fut catastrophique. Le rêve
de la prise de pouvoir se heurta bien vite contre les brisants de la
réalité. A partir de 1977, dernière grande saison
créative du “ laboratoire Italie ”, le PC fit front
uni avec la démocratie-chrétienne au pouvoir. La répression
entra dans une nouvelle phase, écrasant tout ce qui se plaçait
au-delà de la gauche parlementaire, et annulant la différence
entre terrorisme et protestation sociale. Chacun de son côté,
et souvent en concurrence l’une contre l’autre, l’Autonomie
organisée – ou, plutôt, certaines de ses organisations
(54) – et les néo-staliniennes Brigades rouges continuèrent
leur absurde assaut contre le “ cœur de l’Etat ”
(comme si l’Etat avait un cœur !), entraînant dans
leur ruine le riche et complexe tissu de l’autonomie avec un “
a ” minuscule (55).
§ 46 – Encore en 1978, à l’occasion de l’exécution
d’Aldo Moro par les Brigades rouges (une des erreurs les plus
néfastes et les plus lourdes de conséquences négatives
jamais commises par un groupe révolutionnaire), et tout en manifestant
son désaccord, Negri pouvait écrire que le côté
positif de l’action était d’avoir imposé au
mouvement la “ question du parti ” (56). Le 7 avril 1979,
l’hallucination prit fin de la façon la plus tragique,
quand Negri et des dizaines de militants de l’Autonomie furent
emprisonnés sous la (fausse) accusation d’être les
idéologues des Brigades rouges. Ils allaient passer entre deux
et sept ans en prison, désignés par la mesquinerie du
pouvoir comme des victimes dignes d’être sacrifiées
sur l’autel de la paix sociale (57). En 1980, la dernière
tentative d’occupation de l’usine Mirafiori marquait la
fin symbolique d’un long cycle de conflits sociaux où,
cas unique dans l’histoire européenne, les luttes ouvrières
et étudiantes, les mouvements pour la réinvention de la
vie avaient évolué ensemble dans une formidable tentative
de libération collective (58).