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MADE IN ITALY


« C’est pas l’Italie ! C’est l’Afrique : les bédouins, par rapport à ces bouseux, sont des fleurs de vertus civiles. »
Luigi–Carlo Farini, représentant de Victor–Emmanuel à Naples aux lendemains de l’annexion.


§ 1 – L’opéraïsme, dernière tentative pour retrouver/restaurer la théorie du Prolétariat n’a pas vraiment d’équivalent théorique dans le reste de l’Europe occidentale si ce n’est, d’une certaine manière l’Internationale Situationniste qui, précisément à la même époque (1962, conférence de Göteborg), s’éloigne de ses assises artistiques antérieures, à travers la recherche identique d’un référent théorique révolutionnaire supplétif à la « vieille classe ouvrière » (1). Dans les deux cas, on est encore dans la problématique du « Sujet révolutionnaire » propre au paradigme ouvrier de la révolution, même si celui-ci, à travers ses « figures » nouvelles, oblige déjà à pas mal de contorsions théoriques et politiques, comme on vient de le voir. – Lesquelles, de l’opéraïsme « historique » de Panzieri et Alquati à la dissolution de Lotta continua en 1976, via les itinéraires de Tronti et de Negri, sont de plus en plus forcées au fur et à mesure que l’on s’approche du milieu des années 1970 c’est–à-dire de l’entrée effective de l’Europe occidentale dans la crise. C’est alors que s’ouvre la période de la théorie postprolétarienne de la révolution et que la minorité qui refuse l’entrisme rencontre l’ultra–gauche conseilliste et retrouve Bordiga, Socialisme ou Barbarie et l’IS (Il était une fois la classe ouvrière, § 29).


§ 2 – Malgré cela, l’opéraïsme reste un produit de l’histoire de la lutte de classes italienne, ce qui ne réduit pas, bien au contraire, sa portée théorique. S’il répond en effet aux transformations du procès de travail dans l’industrie (surtout automobile à l’époque), les OS qui à la Fiat (comme à Renault) remplacent systématiquement les ouvriers professionnels sur les nouvelles chaînes de montages – ceux–là mêmes qui se proclament fiers d’ « appartenir à la nation ouvrière » (supra, § 2) construite sur les acquis de la Résistance et de l’antifascisme – sont en Italie (du Nord) de jeunes méridionaux et non des « extra–territoriaux », comme on dit aujourd’hui, venus du Maroc ou d’Algérie comme à Flins. Ce simple fait d’une émigration intérieure (qui n’a rien à voir avec l’exode rural vers les villes du tournant du XIXème siècle) change tout, ne serait–ce que parce que l’on ne peut ni les empêcher d’immigrer au Nord ni les renvoyer chez eux : il efface la « question méridionale » comme problème provincial pour la hisser au niveau d’une structure de classes. C’est cela qui rend possible l’opéraïsme comme théorie (qui vaut universellement, donc) dans une dimension nationale singulière.


§ 3 – La « question méridionale » qui explique cela, n’est pas une ratée de l’histoire du capitalisme italien, ou un retard de celui–ci, elle est consubstantielle à sa mise en place, comme conséquence de ce que l’on a appelé à l’époque du Risorgimento la « piémontisation » du Mezzogiorno, c’est–à–dire sa subordination formelle aux intérêts de la classe capitaliste septentrionale, elle–même rendue possible par l’absence d’une classe capitaliste locale et de la classe prolétaire corollaire. Ainsi, dès lors qu’elle s’énonce comme telle, la « question méridionale » n’en est plus une. Le dépassement ne date donc pas des années 1960. Si elle a été gérée ainsi par la « Droite historique » au cours des premières années de l’annexion, il n’en est plus de même à partir de 1876, dès l’instant ou la Giovane sinistra arrive au pouvoir avec Depetris et contractualise au travers de la réforme électorale de 1882 l’alliance de la classe capitaliste piémontaise et de la bourgeoisie agraire du Sud (les galantuomini, comme on les appelle). L’alliance consiste à échanger l’appui des propriétaires terriens afin de réaliser les réformes et les investissements nécessaire à l’économie piémontaise (éducation primaire gratuite et obligatoire, infrastructures ferroviaires…), contre l’assurance de ne pas toucher au régime foncier et l’ouverture (lucrative) du pouvoir aux fils des galantuomini. La « question méridionale » a donc été intégrée dans la structure de la classe dominante au niveau politique national. On fait un bond dans l’histoire et on trouve Gramsci, alors dirigeant du Parti Communiste Italien qui, en 1926, théorise ce même changement de perspective de la question méridionale en affirmant la nécessité d’opposer au bloc conservateur des industriels du Nord et des agrariens du Midi le bloc de classe des ouvriers du Nord et des paysans du Sud… Ainsi, Gramsci fait également, au niveau de la lutte de classes, d’un problème local une question nationale. Le « bloc conservateur », malgré les vicissitudes de la Libération, ne s’effondrera qu’au début des années 1990 avec la Tangentopoli.


§ 4 – En attendant, l’opéraïsme, comme le dit Sergio Bologna, a pour sa part « broyé l’hégémonie sur les presses de Mirafiori » (§ 9) qui, bientôt à leur tour, broieront l’opéraïsme, au profit des théories du « précariat ».


Octobre 2003


(1) « C’est principalement dans sa tentative de redéfinir le concept de prolétariat, à la lumière de l’analyse du processus de réification/aliénation de la vie quotidienne, que l’on relève à quel point le parcours théorique de l’IS fut déterminé par son besoin de trouver un référent qui confirmerait les présupposés politiques de sa théorie et qui, lui–même, se justifierait en vertu du besoin de la théorie situationniste. » (G. Marelli, l’Amère victoire du situationnisme, éd. Sulliver, Paris 1998, p. 179) Ceci est valable également pour l’opéraïsme et le reste, dans son schéma, pour la théorie postprolétarienne de la révolution.
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