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HEGEL & MARX EN AMERIQUE
Différences dans la philosophie de l'histoire

 


§ 1 –Malgré le renversement (et à cause de lui) que Marx fait subir à la dialectique hégélienne, la structure de sa philosophie, ses problèmes, le sens de ses problèmes, « continuent d’être hantés par la même problématique. » (cf. la Matérielle, Vol. I, p.45 § 23 R 2). Cela est vrai pour le fond spéculatif de la systématicité marxienne qui se veut, mieux que Hegel, réfléchir la logique qui est propre à l’objet en ce que l’objet est en propre (Ibid., p. 21 § 46), mais la similitude s’arrête là – ce qui n’est déjà pas mal ! En revanche, pour ce qui est de la perspective historique dans laquelle ils inscrivent leur spéculation — c’est–à-dire leur rapport au temps et surtout au temps présent –, Hegel et Marx différent radicalement. On s’en rendra compte en comparant la manière dont ils se positionnent par rapport à l’Amérique du Nord.


§ 2 – « L’Amérique, écrit Hegel, est donc le pays de l’avenir où dans les temps futurs se manifestera, dans l’antagonisme, peut–être, de l’Amérique du Nord avec l’Amérique du Sud, la gravité de l’histoire universelle [admirons au passage la clairvoyance de Hegel — N.d.A.]. C’est ce pays de rêve pour tous ceux que lasse le bric–à–brac historique de la vieille Europe. Napoléon aurait dit : “Cette vieille Europe m’ennuie”. L’Amérique doit se séparer du sol sur lequel s’est passé jusque là l’histoire universelle. Ce qui est arrivé jusqu’ici n’est que l’écho du vieux monde et l’expression d’une vie étrangère. Or, comme pays de l’avenir, elle ne nous intéresse pas ici. La philosophie ne s’occupe pas de prophéties. Sous le rapport de l’histoire nous avons affaire à ce qui a été et à ce qui est, mais en philosophie, il ne s’agit pas seulement de ce qui a été ou de ce qui devra être, mais de ce qui est et qui est éternellement : il s’agit de la Raison, et avec elle nous avons assez de travail. » [1]


§ 3 – Hegel précise son propos en introduction de son cours : « Le point de vue général de l’histoire n’est pas abstraitement général, mais concret et éminemment actuel parce qu’il est l’Esprit qui demeure éternellement auprès de lui–même et ignore son passé. » [2] Et encore : « La réflexion philosophique n’a d’autre but que d’éliminer le hasard. La contingence est la même chose que la nécessité extérieure : une nécessité qui se ramène à des causes qui elles–mêmes ne sont que des circonstances externes. Nous devons chercher dans l’histoire un but universel, le but final du monde – non un but particulier de l’esprit subjectif ou du sentiment humain. » [3]


§ 4 – Quarante ans plus tard, l’Amérique du nord est en train de dépasser le « stade du défrichement », c’est–à–dire, comme l’avait prédit Hegel, « quand les habitants, au lieu de se presser en dehors vers les champs, se replieront en masse sur eux–mêmes vers les industries et le commerce urbains, et constitueront un système compact de société civile » [4]. C’est alors qu’un ouvrier français écrit à son retour de San Francisco : « Je n’aurais jamais cru que je serais capable d’exercer tous les métiers que j’ai pratiqué en Californie. J’étais convaincu qu’en dehors de la typographie je n’étais bon à rien (…) Une fois au milieu de ce monde d’aventuriers qui changent de métier plus facilement que de chemises, ma foi ! j’ai fait comme les autres. Le métier de mineur ne me donnant pas assez, je suis allé à la ville, où j’ai fait tantôt de la typographie, tantôt de la toiture, etc., etc. (…) Cette expérience (…) m’a donné la conviction qu’en aucune circonstance je ne me tiendrais pour sérieusement embarrassé si le travail d’une profession quelconque venait à me manquer. Je me sens moins mollusque et beaucoup plus homme. » [5] Passons sur le fait qu’il s’agit d’un ouvrier hautement qualifié pour l’époque, doué, à ce titre, d’une haute « employabilité », comme on dit aujourd’hui, lorsqu’il s’agit d’être déqualifié…


§ 5 – Marx cite ce courrier, en guise d’illustration, dans un contexte bien précis : « Mais si la variation dans le travail ne s’impose encore qu’à la façon d’une loi physique, dont l’action, en se heurtant partout à des obstacles (b), les brise aveuglément, les catastrophe mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleurs, comme une loi de production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s’adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C’est une question de vie ou de mort. Oui, la grande industrie oblige la société sous peine de mort a remplacer l’individu morcelé, porte–douleur d’une fonction productive de détail, par l’individu intégral [individu « totalement développé » en allemand] [6] qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. » [7]


§ 6 – Pour Hegel, le Nouveau monde est peut–être un « pays de rêve pour tous ceux que lasse le bric–à–brac historique de la vieille Europe » mais pour autant cela n’en fait pas plus un support de « prophétie » qu’un objet philosophique. A contrario, Marx voit dans les conditions de travail de l’Amérique du Nord l’illustration du chemin que doit suivre la vieille Europe afin d’atteindre « le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleurs » par « un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises », afin de réaliser l’« individu intégral », l’individu « totalement développé » - qui ressemble à s’y méprendre à l’« homme total » du « jeune Marx », celui qui est poète le matin, pêcheur le soir (si je me souviens bien). Pour Marx, l’Amérique est un modèle, une anticipation de ce qui doit nécessairement advenir (« C’est une question de vie ou de mort ») ; pour Hegel elle est simplement hors du champ philosophique dans la mesure où elle n’épuise (pas encore) le présent.


§ 7 – C’est que la systématicité spéculative hégélienne est, en quelque sorte, un sur place en mouvement puisque son unique objet est finalement non pas ce qui a été ou ce qui est (temporairement) mais, outre cela et ce qui doit être, ce qui « est éternellement », c’est–à–dire le « but universel », le « but final » du monde, c’est–à–dire la Raison. Le système hégélien, comme sa Phénoménologie, sont une entreprise d’évaluation du degré d’effectivité – dit autrement : du degré de rationalité – de chaque « peuple » de chaque époque historique, étant entendu que le critère de cette évaluation, l’Esprit n’est pas extérieur à la chose mais est ce qui « demeure éternellement auprès de lui–même ». Mais une évaluation sans jugement puisque c’est toujours de l’esprit dont il s’agit. C’est pour cela que la systématicité hégélienne a pu être qualifiée de « réactionnaire » comme justifiant l’état de chose existant dans le sens de sa défense ; ce qui est rapide et inexact : Hegel veut exposer le rationnel comme effectif et l’effectif comme rationnel (cf. la Matérielle, Vol. I, p. 20 § 44) ce qui est tout autre chose dans la mesure où il s’agit de montrer que ce qui existe dans l’histoire est Raison d’une Raison qui ne peut exister ailleurs que dans l’histoire (c’est également la théorie de la double nécessité – Ibid., § 48).


§ 8 – Dans les derniers paragraphes de la Philosophie du droit, Hegel évoque la contradiction universelle entre deux « mondes » : celui du royaume temporel et celui du royaume spirituel, contradiction comme une limitation dont il reste inéluctablement marqué. « Prendre conscience de cette limitation, c’est du même coup comprendre que la philosophie n’a pas pour unique fonction de penser l’État, c’est–à–dire de lui conférer le statut d’un modèle de rationalité idéal et indépassable : il faut aussi qu’elle pense la fin de l’État, c’est–à–dire les conditions de son dépassement, de son abolition et de son absorption dans une forme supérieure qui le comprend en le transformant. Si Hegel ne l’a pas résolu – c’est finalement ce que Marx lui reprochera principalement – il a du moins clairement posé, et c’est bien à cela qu’aboutit sa réflexion sur le droit, le problème d’une critique de l’État qui ne serait pas seulement la critique de telle ou telle forme d’État. (…)
« Contrairement à une légende tenace, il faut affirmer sans doute que Hegel n’est un penseur ni de la fin du savoir ni de la fin de l’histoire. Tout au moins n’élude–t–il pas – comment un dialecticien conscient pourrait–il le faire ? – la contradiction inhérente au concept de fin, qui désigne à la fois et concurremment un but et un terme, le moment d’un accomplissement et celui d’une disparition. » [8]


§ 9 – Chez Marx, il n’y a pas cette pesanteur de la présence à soi universelle et éternelle de l’Esprit du monde, mais il y a la permanence, l’inéluctabilité du mouvement dont toute forme faite, c’est–à–dire toute détermination particulière, n’est qu’une configuration transitoire (La Matérielle, Vol I, p. 45 § 23) appelée à se dépasser ; en cela on pourrait dire que Marx est plus héraclitéen qu’hégélien. Ce qui intéresse Hegel, on vient de la voir, c’est le présent comme moment de la Raison ; ce qui intéresse Marx, c’est l’avenir comme déploiement de la même Raison (cf. op. cit., p. 48 § 33). Dans le monde antique, dans le monde chrétien, Hegel voit autant d’inscriptions déterminées, donc finies, de l’Esprit du monde ; Marx y voit autant de périodes pré–capitalistes. Il voit dans l’Amérique le futur nécessaire de l’Europe et dans le capitalisme la « forme faite » qui appelle dans sa finitude l’infini du communisme.

 

Notes

[1] La raison dans l’histoire (cours de 1822 et 1828), U.G.E. 10/18, Paris 1993, p. 242
[2] Ibid., p. 39.
[3] Ibid., p. 48.
[4] Ibid., p. 241.
[5] Le Capital, in « Œuvres » t. I, éd. Gallimard, Paris 1965, pp. 991–992 note b).
[6] Note de M. Rubel, op. cit., p. 1674 (note 1 de la p. 992).
[7] Op. cit., pp. 991–992 – je souligne.
[8] J.P. Lefebvre et P. Macherey, Hegel et la société, éd. P.U.F., Paris 1984, pp. 87–88.