LE
COMMUNISME
TENTATIVE
DE DEFINITION
Bruno
Astarian
avril
96
I
La crise du
programmatisme nous a laisss sans vision positive du communisme. La faillite
de l'affirmation du proltariat comme contenu de la rvolution a fait aussi
tomber les plans, socits de conseils et autres dictature du proltariat, qui
taient les conclusions normales des analyses thoriques du mouvement social et
de ses crises. La reconnaissance de l'impossibilit de l'affirmation du proltariat
comme solution de la crise capitaliste a pour corollaire une dfinition du
communisme qui, passant par la ngation du proltariat et n'ayant donc aucune
base actuelle, doit ncessairement rester beaucoup plus abstraite que les
formulations reposant sur l'affirmation du proltariat. Dans les conditions
actuelles, toute recherche d'une dfinition du communisme doit rsolument
rompre avec toutes les catgories qui servent analyser et critiquer le mode
de production capitaliste. Cette rupture, cependant, n'est pas un saut
arbitraire dans une utopie qui se nourrirait des petites insatisfactions de la
vie individuelle et collective actuelle. Mais elle s'appuie sur la ralit de
la crise des catgories du capital qui se manifeste et se manifestera concrtement
dans l'activit de crise du proltariat. Ce sont les modalits du soulvement
du proltariat sur la base du blocage de l'accumulation du capital qui donnent
les orientations du dpassement communiste de la crise capitaliste.
II
Le premier lment
qui caractrise l'activit subversive du proltariat dans la crise est
l'individualisation interactive des rapports entre les proltaires. Les
proltaires qui se soulvent sont des individus se produisant comme singuliers.
Ils ne sont plus les individus moyens et gaux du rapport d'exploitation, mais
interviennent de faon personnelle dans le soulvement. La crise du capitalisme
marque ainsi un premier degr dans la remise en cause de la dfinition de
l'individu comme contingent la classe. De la mme faon, le communisme est un
rapport social inter-individuel. Les hommes du communisme produisent la
communaut titre singulier, personnel et inter-actif. "Produire la
communaut" ne signifie ici rien d'autre que d'affirmer le rapport de moi
l'autre comme le principe et la fin de toute activit particulire. Si c'est
en tant qu'individu singulier que je participe telle activit - que l'autre
m'y convie, que je l'y incite - cela implqiue que cette activit n'est pas le
lieu gomtrique de nos moyennes, mais au contraire qu'elle est le rvlateur
de nos personnalits, de nos diffrences, de notre recherche l'un de l'autre.
Dire que la socialit du communisme est inter-individuelle, c'est donc dire que
toute activit s'y dtermine partir des vises personnelles des individus.
Aucune activit ne sera juge suffisamment ncessaire pour tre entreprise si
son droulement ne donne pas pleine et entire satisfaction tout instant aux
individus qui s'y livrent. Les critres de cette satisfaction sont de l'ordre
du plaisir, mais plaisir d'homme libre: tre soi et se produire comme un autre,
repousser toute limite, construire son rapport l'autre comme universalisation
de soi, prendre et donner sans comptabilit matrielle ou morale. Seule cette
satisfaction, et non pas l'accomplissement de quelconques tches ncessaires
et/ou pralables, donne sa cohrence d'ensemble, de proche en proche, la
socit communiste.
III
De mme que
la crise capitaliste fait surgir l'individu dans la crise de la contingence de
classe, de mme elle remet en cause la dtermination unilatrale de l'activit
sociale des hommes en faisant clater le rapport d'exploitation. Quand le
proltariat se soulve, il cesse de poser le capital comme ce qui assigne le
contenu de son activit: le travail et la production de plus-value.
Inversement, et identiquement, la crise clate parce que le capital ne peut
plus acheter la force de travail et dicter leur activit aux hommes qu'il
socialise sur cette base. Crise de la dtermination unilatrale de l'activit
des hommes, la crise capitaliste apparait comme un premier degr de la libert:
les proltaires se soulvent, prennent possession du capital et l'affrontent
par une activit multi-forme qui n'est pas dicte par le capital - et qui n'est
jamais sa valorisation. Ce premier niveau de libert, cependant, reste
contradictoire et limit aussi longtemps que l'activit rvolutionnaire reste
au niveau du pur affrontement sans poser les bases d'une reproduction stable et
durable. Le soulvement du proltariat sur la base de l'arrt du travail et de
son exploitation cre et reproduit une situation d'irreproductibilit qui doit
tre dpasse pour que la libert du communisme trouve son expression positive.
Les individus proltaires rompent avec cette situation d'irreproductibilt de
la crise en niant le capital. Et ils le font en subvertissant les moyens
naturels de leur reproduction qui sont accumuls face eux comme capital pour
en faire les moyens d'une activit productive qui redonne satisfaction aux
besoins de la reproduction sociale sans remettre en cause la libert dj
acquise. Ce dpassement du rgne de la ncessit peut tre caractris comme
production sans productivit.
IV
La
rvolution communiste abolit la productivit comme critre de la justification
sociale de la production, non pas parce que la productivit serait un mal en
soi mais parce que la recherche de la productivit est l'origine mme de la
crise. Dans la production sans productivit, l'activit des individus cesse de
poser la quantit produite comme la justification ex ante de son dploiement.
PLus: l'absence de rsultat matriel de l'activit n'est pas un obstacle, dans
la mesure o c'est dans son droulement mme que toute activit produira sa
raison d'tre. L'efficacit de chaque activit, dans le communisme, ne se
mesure pas au temps qu'elle a demand, la quantit de (sur)produit qu'elle a
dgag. Avant d'tre activit productive "matrielle", l'activit des
individus communiste est auto-production de rapports sociaux dont la
justification n'est autre que la satisfaction que chacun y trouve, ou non,
exprimer ses capacits singulires d'action et de jouissance. Le besoin
"naturel" de pommes de terre n'engendrera pas de dveloppement
aveugle des forces productives de pommes de terre, mais trouvera des formes de
satisfaction o l'activit primera sur le rsultat - tout en obtenant ce
rsultat. On ne dira pas: produisons des pommes de terre parce que c'est
nutritif et qu'il faut se nourrir. Mais: imaginons une faon de se rencontrer,
de ne pas s'ennuyer, qui soit productive de pommes de terre. Le mode de
production capitaliste, dj, dit la mme chose sa faon dans la mesure o la
valeur d'usage y est entirement subordonne la valeur d'change. Il y a l
un facteur d'universalisation qui fait partie des conditions du communisme
telles que le capitalisme les produit sous forme contradictoire.
La
production sans productivit, le dpassement du rgne de la ncessit suppose
dependant une rvolution complte des procds de production. Le communisme ne
rcupre pas les forces productives du capitalisme pour les librer et les
dvelopper. Il en fait table rase, car tous les procds de production actuels
sont fondamentalement prsupposs par la ngation de la libert, par
l'asservissement de l'activit son rsultat objectiv dans la sparation.
C'est par facilit - ou par pauvret - de langage que l'on parle ici de
procds de production propos du communisme. Car la production sans
productivit se donnera des procds qui dpassent la catgorie spare de la
production. L'activit productrice de pommes de terre sera organise de telle
faon qu'elle soit aussi, simultanment et indistinctement, rapports ludiques,
entreprise amoureuse, cration formelle, etc... selon une logique qui ne sera
jamais dtermine une fois pour toutes mais dpendra chaque fois de ce que
les individus imaginent et souhaitent. Qu'il faille alors beaucoup plus de
temps pour produire la mme quantit de pommes de terre que sous le capitalisme
est une possibilit qui ne fera mme pas l'objet d'une valuation tant la
comptabilit du temps semblera absurde. Dans le communisme, la catgorie de la
production matrielle disparait donc au profit de celle d'activit
inter-individuelle totalisante trouvant en elle-mme sa raison d'tre. On
parvient au mme rsultat en imaginant ce que deviendront les activits
actuelles non-productives spares: le communisme fera, par exemple, de ce qui
est actuellement l'activit potique un rapport reproductif la nature.
V
Si le
dpassement de la catgorie de la productivit conduit la dissolution de
celle mme de production matrielle, il en dcoule videmment le dpassement de
la catgorie de la consommation. De mme que le communisme n'est pas un mode de
production, de mme ce n'est pas un systme distributif. Il faut penser le
communisme au-del de la confrontation de besoins considrs en soi avec les
possibilits d'un systme productif. Parti de la notion de production sans
productivit, on parvient l'ide d'une activit totalisante qui englobe
videmment les fonctions actuelles de la consommation prive. Si, dans le
communisme, toute activit devient reproduction pleine et globale des individus
qui s'y livrent, cela signifie en particulier que la faon dont cette activit
se dploie comporte la prise en compte et la satisfaction des besoins de la
reproduction individuelle. Cette dernire n'est pas un moment spar, un
rsultat subordonn, mais est partie prenante de l'activit mme. De mme que
le produit (ventuel) de l'activit n'est pas une objectivation spare des
individus, de mme il n'y a pas de partage d'un produit net pos dans la
sparation et qui se ferait selon les critres d'un droit communiste plus gal
que le droit capitaliste. Bien plutt: chaque activit, se construisant comme
vie totale, se donne les moyens de la reproduction des individus participants.
Et cela ne signifie pas que chaque activit doit tre considre comme un
moment de reproduction autarcique. Car toute activit se construit comme non
exclusive d'aucune autre. L'individu n'est pas prisonnier de telle activit o
il s'engage avec d'autres. Il n'y a pas de spcialistes, mais circulation
incessante des individus dans un rseau d'activits o s'achve la
globalisationunitaire de la vie de chacun. Et la place d'un systme de
distribution du produit matriel, l'actuelle fonction de la consommation prive
se ralise comme libre circulation des individus entre une multitude
d'activits. L'unit concrte de la communaut n'a pas d'autre ralit que
cette versatilit des individus interactifs. La dissolution des catgories de
la consommation et de la production signifie ainsi que la seule objectivation
que l'on puisse dfinir pour l'activit communiste est celle d'un flux permanent
d'enchainements d'activits n'ayant pas de dterminations extrieure ou
antrieure elles-mmes. Telle est la dfinition la plus gnrale du
dpassement de la proprit.
- VI
C'est en
particulier ce niveau que l'on comprend que la communaut s'apprhende
elle-mme dans une forme de conscience qui n'est pas spare des rseaux
d'activits dans lesquelles sont engags les individus. Comme chaque activit
s'labore sans ncessit extrieure, que les individus s'y engagent sans
exclure la participation d'autres activits et que les rapports entre les
individus et entre les activits sont le seul critre de leurs entreprises ou
de leur abandon, l'unit relle de la communaut ne saurait recevoir de
reprsentation spare qui serait l'apanage d'un groupe de spcialistes de la
conscience. Chaque individu agit et est agi dans un rseau de rapports
interactifs o il est simultanment sujet et objet, "producteur" et
"consommateur", "agriculteur" et "philosophe".
Non seulement il n'y a plus de spcialisations, mais il n'y a plus non plus de
position fige dans le rapport social. L'abolition des sparations supprime la
distinction entre conscience immdiate et conscience sociale globale. Par
exemple, il ne sera pas ncessaire d'essayer de prvoir - pour les prvenir -
les effets ngatifs de telle activit sur les activits connexes. L'interaction
permanente des individus l'intrieur d'une activit et d'une activit
l'autre assurera un ajustement continuel des causes et des consquences. La
conscience vraie que les individus auront tout moment de leurs activits
drivera alors du fait que ces individus sont le centre mme, le principe et le
mobile de leurs dcisions, sans que leur activit s'objective face eux dans
la sparation. C'est parce que l'objet de toute activit est tout moment le
sujet mme que la conscience est toujours adquate et pratique, concrte. La
connaissance n'existera pas autrement que comme transformation du monde.
VII
L'avnement
du rgne de la libert ne suppose nullement une ralisation pralable de
l'abondance universelle. Non seulement il n'est pas ncessaire que le
dveloppement des forces productives atteigne partout sur la plante le niveau
lev qu'il a atteint dans les pays industrialiss, mais de plus, mme dans ces
derniers, la crise impliquera une brusque mise en jachre de nombreuses forces
productives et un approfondissement brutal de la misre. C'est justement en
tournant le dos la recherche effrne de la productivit que la rvolution
communiste s'imposera comme la solution l'accumulation actuelle de la misre.
Le dpassement de l'irreproductibilit de la crise ne se fera pas en relanant
le dveloppement des forces productives du capital dans un autre contexte
social, mais en affirmant la possibilit d'une forme radicalement nouvelle de
la richesse, qui sera celle de l'tre et non de l'avoir. Dans ce processus,
toutes les formes du bien-tre capitaliste seront remise en cause comme les
bases d'une humanit misrable. La
pauvre richesse de la prosprit capitaliste elle-mme - qui sera de toute
faon remise en cause par la crise - apparaitra comme une base trop troite
pour satisfaire les individus que cette crise aura prcipits dans une activit
(la rvolution) dont la libert encore partielle et contradictoire fournira
malgr tout la base d'une rupture radicale avec la logique conomique et
productiviste de la reproduction. De ce point de vue, la communisationd de la
socit passera certainement par une destruction immdiate de la sparation
entre ville et campagne en tant que formes capitalistes de la nature. Le
proltariat des mgalopole du tiers monde ne s'attachera pas les rendre plus
habitables en reproduisant les conditions de l'urbanisme industriel des pays
dvelopps, mais les dtruira au contraire en promouvant des rapports entre
individus qui bouleverseront notre conception mme du rapport l'espace. Cela
impliquera probablement d'importants mouvements de population, mais
certainement pas de reflux vers la campagne en tant que telle, car celle-ci est
tout aussi inhabitable que les villes. On peut mme avancer que l'affrontement
du proltariat contre le capital entrera vritablement dans la phase dcisive
de la communisation lorsque le proltariat remettra ainsi en cause
l'amnagement du territoire rsultant de toute l'histoire du capital.
VIII
La ngation
du capital et du proltariat par la rvolution communiste est un processus qui
dtruit les formes anciennes de la socit en en produisant de nouvelles. Aussi
longtemps que cette production de formes nouvelles n'est pas clairement
enclanche, l'affrontement des classes dans la crise reste leur affirmation
dans leur antagonisme mme. La possibilit d'une restauration de la
reproduction capitaliste subsiste alors comme tentatives partielles et/ou
barbares. Le passage la communisation de la socit s'imposera-t-il comme une
vidence? Ou bien rsultera-t-il de tatonnements et d'affrontements sources de
destructions et de souffrances extrmes?
Quelle que soit la rponse, la thorie communiste ne peut pas faire
l'conomie d'une dfinition aussi pousse que possible du communisme. Malgr la
sparation et l'abstraction dans laquelle elle reste jusqu' la rvolution
communiste, la conscience thorique n'a pas d'autre moyen de se rendre utile,
dans le feu de l'action rvolutionnaire, que d'assigner au mouvement du
proltariat un but aussi clair que possible - dans une formulation qui ne sera
jamais acheve sous forme thorique.