Henri Simon
1974
(janvier 2003)
¤ 1 Š Le texte Nouveau Mouvement fut publi
en dcembre 1974 par le groupe belge Liaisons (de langue franaise et bas essentiellement Lige
et Bruxelles) ; ce groupe tait en relation troite avec des groupes ou
camarades britanniques, franais et hollandais, contacts qui permirent
lÕlaboration de ce document. Celui-ci portait la signature dÕHenri Simon, ce
qui tait quelque peu le rsultat dÕune sorte de malentendu. Si ce dernier
avait effectivement particip activement aux discussions, la mise au point et
la rdaction de cette petite brochure, celle-ci nÕen tait pas moins le
rsultat dÕun travail collectif ; les camarades belges chargs de la
ralisation matrielle de ce travail avaient pris lÕinitiative de la faire
apparatre comme lÕĻuvre dÕun seul, masquant ainsi cette laboration
collective.
¤ 2 Š La priode qui vit ainsi lÕapparition de ce qui
pouvait paratre comme une sorte de manifeste se situe dans les remous de
lÕaprs-1968 en France. On y assistait alors un bouillonnement politique dans
la gauche et lÕultraŠgauche, un processus de dcomposition - recomposition
touchant tous ceux qui de prs ou de loin avaient t mls tous ces
vnements. On doit pourtant souligner ce qui nÕtait pas un des moindres
paradoxes de cette situation : alors que bien des militants de tous bords
sÕvertuaient Ē organiser Č pour rpondre ce quÕils voyaient dans
lÕHistoire rcente comme les prmices dÕune priode rvolutionnaire, une
offensive de grande ampleur du patronat et du pouvoir politique visait au
contraire effacer et reprendre ce quÕils avaient d concder, en dÕautres
termes, ramener le rapport de force capital - travail dans les ornires Ē normales Č. On pourrait
penser - a posteriori - que cette volont dÕorganiser ce quÕon
jugeait tre lÕavant-garde militante correspondait cette rpression des
actifs de mai 68 ; peut-tre objectivement, mais ce qui tait proclam
dans toutes ces tentatives, cÕtait le combat pour un processus rvolutionnaire
en cours. DÕune certaine manire, on peut dire que lÕlaboration de ce texte Nouveau
Mouvement participait de
cette tendance, non en proclamant une mission historique ou en en essayant de
dgager ce qui paraissait correspondre lÕvolution des rapports de production
et des luttes, mais fait en tirant
les leons de mai 1968.
¤ 3 Š Mais ce serait une erreur de faire du Nouveau
Mouvement seulement une rflexion sur des vnements limits la
France mme si lÕexprience vcue durant ces jours de mai par certains
camarades franais pouvait sous-tendre un intrt plus manifeste pour ce
quÕavaient t ces journes tonnantes. Le fait que les discussions que nous
allons voquer propos de la gense de ce texte se droulaient avec la
participation de camarades de presque tous les pays de lÕEurope de lÕOuest
montrait que ceux-ci , mme sÕils nÕavaient pas vcu des vnements identiques,
taient amens, de par leur propre rflexion sur la lutte de classe dans leurs
pays respectifs, considrer quÕil tait ncessaire de rflchir aux
transformations dont ils taient aussi les tmoins. Sans aucun doute ces
transformations pouvaient sÕtre exprimes par des cheminements diffrents,
sans aucun doute moins spectaculaires que ce qui sÕtait droul en France,
mais qui pouvaient sÕy rattacher, de mme que mai 1968 pouvait se rattacher au
tmoignage de ces cheminements dans dÕautres pays. On pouvait observer quÕil
tait normal que des situations similaires conomiques et sociales, celles des
diffrents pays dÕEurope occidentale dÕalors, donnaient naissance des
comportements et des formes de lutte similaires, mme si les circonstances
historiques locales faisaient quÕils sÕexprimaient sous des formes diffrentes.
¤ 4 Š Ce nÕtait donc pas un hasard si des discussions
entre camarades analysant les luttes dans leurs pays respectifs et refltant
les volutions conomiques et sociales dans lesquelles ils taient plongs en
arrivent ce texte commun et lui donner un tel titre. Ils nÕinnovaient
dÕailleurs pas et ne pouvaient en revendiquer la paternit. Le terme Ē Nouveau
Mouvement Č avait dj t utilis par les thoriciens du mouvement communiste
de conseil , courant auquel certains des camarades engags dans ces dbats
se rfraient.. DÕune manire gnrale, ces thoriciens traaient une frontire entre le vieux mouvement
ouvrier (celui qui sÕtait exprim dans les partis et les syndicats tels quÕils
existaient autour de la premire guerre mondiale et tels quÕils tendaient
perdurer dans leur fonction bien tablie de gestionnaire du capital) et le
nouveau mouvement ouvrier, un mouvement dÕauto organisation qui, pour la
dfense des intrts propres des travailleurs, devait se dvelopper en luttant
prcisment contre les structures dont la fonction rpressive devenait ainsi de
plus en plus vidente.
¤ 5 Š Tentant une approche plus internationaliste de son
activit, le groupe I.C.O. ( Informations Correspondance Ouvrires) avait
privilgi les contacts avec des groupes trangers, notamment dÕEurope
occidentale , qui pouvaient diverger quant leurs orientations mais
avaient nanmoins des bases solides communes permettant de larges dbats, et
chaque anne organisait des rencontres
internationales. Les changes taient en gnral axs plus sur des
exposs et des discussions sur la lutte de classe dans chaque pays plus que sur
lÕactivit propre et les positions des groupes en question. Lors de
lÕclatement du groupe I.C.O. dans la priode post 1968 que nous avons dj
voque, le souci de ceux qui, en dsaccord politique sur lÕvolution de la
lutte de classe et les volonts organisationnelles, rpugnaient sÕengager
dans cette voie militante, cherchrent prserver ces contacts internationaux
et persvrrent dans lÕorganisation de rencontres internationales.
¤ 6 Š Une telle rencontre se tint les 13,14,15 avril 1974
Boulogne sur Mer. Y participaient des camarades allemands, britanniques,
australiens, belges , hollandais, sudois et franais. Les anglais lis au groupe Solidarity
mais rests sur une base de la lutte de classe formaient dans ce groupe
lÕopposition la Ē tendance Castoriadis Č ; le groupe avait refus de
participer officiellement la rencontre mais avait laiss ses membres qui le
dsiraient y prendre part individuellement. Les hollandais appartenaient au
groupe communiste de conseils Acte et Pense. Nous avons voqu au dbut de ce texte les belges
de Liaisons. Les australiens reprsentaient un groupe de Brisbane le Self
Management Group et les
allemands un publication dÕune mouvance proche publiant Schwarze
Protokolle Berlin
Ouest.. Les franais taient tous des Ē dissidents Č dÕICO . Tous les autres
avaient t en contact avec ICO et taient l plus titre individuels. Toute
une partie de la discussion fut consacre, aprs un long report des luttes dans
chaque pays, un dbat sur le Ē nouveau mouvement Č de lutte tel quÕon pouvait en dgager les
orientations dÕaprs cette analyse des luttes. Le texte publi la fin de lÕanne
1974 reprend lÕensemble de ce qui
fut exprim dans ces changes par lÕensemble des participants. Il fut mis au
point par les camarades anglais, belges, hollandais et franais pour prendre la
forme dans laquelle il est reproduit ci-aprs..
¤ 7 Š On doit ajouter que ce texte devint en quelque sorte
la charte du rseau Echanges et Mouvement qui fut constitu peu
aprs sur cette base internationale, le premier numro du bulletin Echanges paraissant la fin de la mme anne, sparment en
franais et en anglais ( ce nÕtait alors et pendant des annes que quelques
feuilles ronotes).. Certains , lisant ce texte, pourront juger quÕil est
marqu par lÕpoque au cours de laquelle il fut rdig, notamment sous
lÕinfluence du bouillonnement dÕides qui marqua mai 68 et les quelques annes
qui suivirent. Chacun pourra en juger selon ce quÕil connat et analyse des
luttes dÕaujourdÕhui, trente annes aprs. Pour Echanges et Mouvement , quelle que soit la validit de tels reproches, ce
texte nÕen reste pas moins , pour lÕessentiel, une des bases du travail poursuivi
jusqu' maintenant, refltant les tendances du mouvement de lutte, tendances
qui , comme alors, ont beaucoup de mal sÕaffirmer, mais qui, au cours de ces
trente annes ont pu se manifester ponctuellement mais clairement.
[1] Les luttes contre la
domination capitaliste qui, sous ses formes modernes et diverses couvre tous
les Etats du monde, montrent des tendances nouvelles en rupture totale avec ce
quÕelles furent jusquÕau dbut du XXe sicle.
[2] Le trait commun et essentiel de ces tendances est la prise en
mains par ceux qui luttent, par eux-mmes et pour eux-mmes, de la totalit de
leurs intrts propres, dans toutes les circonstances de leur vie, dans le
domaine de lÕaction comme dans celui de la pense.
[3] Les traits de ce que pourrait tre une transformation radicale
des rapports sociaux se dessinent dans les bouleversements du capitalisme
lui-mme, dans ses crises et ses tentatives dÕadaptation. Ces traits peuvent
surgir dans des explosions isoles, et rapidement dtruits par les intrts
dominants, ou sÕesquisser dans de lents cheminements, plus ou moins endigus
par des rformes.
[4] On peut constater plus ou moins dans tous les domaines de
lÕactivit humaine, dans tous les pays, lÕchelle des individus comme de
toutes les collectivits dans lesquelles ils sont impliqus. Les luttes sur les
lieux mmes de lÕexploitation des hommes par le capital Š lÕentreprise Š reste
essentielle ; mais les manifestations de ces tendances trouvent leur expression
dans tous les domaines, avec des formes semblables. Les affrontements sociaux
sÕtendent tous les secteurs de la vie sociale, montrant que lÕautonomie ne
saurait tre limite, mais bouleverserait tout.
[5] La fin de tout travail alin, donc de lÕexploitation, la fin
de toute domination des hommes sur les hommes, transformera la totalit des
rapports sociaux. Si cela est vrai, il est tout aussi vrai que les luttes dans
tous les domaines transforment en mme temps et au moment o elles se droulent
la totalit des rapports sociaux.
[6] Ces tendances lÕautonomie et les formes originales, ouvertes
ou diffuses, quÕelles prennent, se heurtent lÕensemble des structures du
monde capitaliste : Etat, partis, syndicats, groupes traditionnels, et
tout le systme de valeurs de la socit dÕexploitation. Il en rsulte des
conflits permanents, tant pour lÕindividu que pour les groupes sociaux auquel
il appartient. De ces conflits, on peut tirer la conclusion que les
manifestations diverses du nouveau mouvement vont lÕencontre de toutes les
formes dÕlitisme et dÕavant-gardisme : elles tendent dtruire toute
hirarchie et tablir de nouvelles formes de relations entre les individus
eux-mmes, entre les individus et les organismes de luttes, entre ces organismes
eux-mmes.
[7] Ces luttes et ces tendances se relient certaines luttes et
tendances du pass ; comme par exemple lÕapparition des conseils ouvriers
ou dÕorganismes homologues dans toutes les priodes dans lesquelles les luttes
sociales tendent menacer les bases mme du systme. La connaissance, lÕtude
et la rflexion propos de ces faits sont un lment de notre connaissance du
prsent. Mais nous ne pensons pas que ce travail dÕinformation, dÕanalyse, de
thorisation, doive conduire dfinir des modles. Ce qui surgit dÕune lutte
est adapt aux ncessits de cette lutte et ne peut donc servir de but pour
dÕautres luttes ou de critre pour ce qui surgit de ces autres luttes.
[8] Les lments dÕun monde nouveau ont tendance se dgager en
permanence du fonctionnement mme du systme capitaliste. Ces lments sont
la fois produits par ce fonctionnement et ncessaires ce fonctionnement,
comme lÕest par exemple la ncessit de lÕinitiative individuelle et collective
la base pour faire fonctionner lÕentreprise capitaliste moderne par exemple.
Les formes qui sÕen dgagent ne peuvent tre que transitoires, phmres et
marques par la socit dans laquelle elles se sont dveloppes, comme, par
exemple, le blocage de vastes units par des mouvements spontans dans un
secteur, la grve active, la rsistance au travail, les mouvements pour
lÕamlioration de la condition des femmes, pour lÕamnagement des quartiers,
etc. Il est important de souligner lÕexistence de ces lments, dÕanalyser
leurs dveloppements et leurs formes ; il est vain de glorifier les
actions autonomes comme lÕavnement imminent de la rvolution ; il est
tout aussi vain de les critiquer systmatiquement sous prtexte que leur
isolement les conduit finalement concourir au renforcement du systme. Aux
groupes traditionnels qui voyaient dans chaque grve la rvolution ou la dnonaient comme
Ē rformiste Č, se sont substitus des groupes plus subtils qui
proposent des formes de luttes Ē tactiques Č soit disant plus
radicales.
[9] QuÕelles aient t glorifies ou dnigres, les actions
autonomes nÕont t que rarement considres comme les premiers symptmes dÕun
nouveau mouvement dont lÕorganisation ne pouvait apparatre et se dvelopper
que dans la lutte elle-mme. Pratiquement, les tentatives dÕanalyses essaient
dÕexpliquer lÕchec de ces actions, soit par leur Ē manque
dÕorganisation Č, soit par lÕinexistence dÕun parti rvolutionnaire, le
Ē manque de conscience Č, le retard idologique, etcÉ Toutes ces critiques
relvent en fait des schmas anciens ou traditionnels jugeant ce qui se passe
dÕaprs des critres dfinis par une lite rvolutionnaire. Cette lite aurait
jouer, le moment voulu et par des voies diverses, un rle central dans la
rvolution. Cette lite devrait, dans la rvolution ouvrire, tre
lÕannonciatrice des crises et tracer la voie libratrice, exactement comme la
bourgeoisie lÕa fait en son temps. La rvolution, conue elle-mme comme
lÕvnement unique, se trouve dtenir un pouvoir magique de transformation totale
et brutale de tous les rapports sociaux : partir du moment o une force
assez violente pourrait dsintgrer un maillon isol de la chane de domination
du capitalisme mondial, tout devrait basculer dans la socit communiste.
[10] Le nouveau mouvement sÕoppose ce que nous appelons lÕancien
mouvement. Cet ancien mouvement relve de schmas et de situations de la
priode historique du dbut du XVIIIe sicle jusquÕau dbut du XXe sicle, aux
environs de la guerre de 1914. JusquÕ la premire guerre mondiale, on pouvait
considrer comme valables les ides et les concepts surgis dans cette priode.
Ce qui, dans les partis ou organisations sociales-dmocrates, bolcheviques,
syndicalistes, pouvait paratre rvolutionnaire ce moment, a montr que ce nÕtait
quÕune rvolution dans la forme du capitalisme (capitalisme bureaucratique planifi au lieu de
capitalisme libral), laissant intacte la domination du capital et
lÕexploitation du travail.
[11] LÕancien mouvement apparat, depuis la premire guerre
mondiale, de moins en moins adquat aux situations issues du capitalisme ainsi
rnov. Le nouveau mouvement, ds ses premires manifestations, sÕest dress,
non seulement contre les anciennes formes de lÕancien mouvement, alors mme
quÕelles pouvaient encore contenir des illusions rvolutionnaires ; par
exemple, les conseils dÕusines en 1917 en Russie et leur pilogue Cronstadt.
Le nouveau mouvement met en cause non seulement lÕexistence de ce quÕon peut
englober sous le terme dÕavant-garde (partis, groupes), mais aussi la
conception mme de la rvolution. LÕancien mouvement, comme dtenteur prsent
ou potentiel du pouvoir capitaliste, ne peut quÕengager une lutte mort contre
toute manifestation du nouveau mouvement, soit pour lÕabsorber, soit pour le
dtruire par la violence.
[12] Un des traits essentiels du nouveau mouvement est
actuellement dans lÕattitude de ceux qui luttent et qui cessent de revendiquer,
de personnes, de groupes, dÕinstitutions qui leurs sont extrieures :
parents dans la famille, mari dans le couple, professeurs dans lÕcole ou
lÕuniversit, patrons dans lÕusine, syndicats dans les luttes, partis ou
groupes pour lÕaction ou la thorie, etcÉ La forme de la lutte tend tre
souvent la pratique mme de ce qui est revendiqu. La tendance nouvelle est de
faire les choses que lÕon dsire par soi mme, de prendre et de faire, au lieu
de demander et dÕattendre.
[13] Les manifestations les plus visibles de cette tendance sont
dans les formes nouvelles de la lutte de classe et lÕextension des conflits de
classe des affrontements entre dominants et domins dans toutes les
structures de la socit. Ces affrontements dessinent la cassure entre tous
ceux qui agissent pour
les travailleurs Š quelques soient leurs motivations Š et lÕaction propre des
exploits. On peut trouver ces formes diverses dans les tentatives de rejet des
syndicats, lÕorganisation souterraine des luttes, les tentatives de liaisons
horizontales, les attitudes nouvelles des lves, des femmes, des homosexuels,
des ouvriers devant le travail, etcÉ toutes attitudes qui expriment la lutte
desintresss pour eux-mmes et par eux-mmes.
[14] Une des constantes des organisations tait de se considrer
comme le mouvement
ouvrier et de faire de lÕhistoire des organisations lÕhistoire du mouvement
ouvrier. Le nouveau mouvement dveloppe sa propre histoire, qui nÕest
finalement que celle du mouvement des travailleurs eux-mmes, dissimule jusquÕici par ceux qui
faisaient lÕHistoire de leur seule activit Ē rvolutionnaire Č.
[15] Le vieux mouvement ne peut envisager les diffrentes
manifestations du nouveau mouvement que pour les assujettir ses buts
politiques. En gnral, il sÕagit de condamnations sans appel sous des
tiquettes comme Ē rformiste Č, Ē non-conscient Č, Ē marginal Č,
etcÉ Mais la force du nouveau mouvement est telle quÕelle oblige les adeptes du
vieux mouvement aux acrobaties les plus diverses pour tenter de se maintenir
tant bien que mal dans le rle quÕils se sont ou qui leur est assign. Les
transformations ou conflits au sein des parts ou syndicats, les scissions
actuelles des diffrents partis ou groupes, sÕexpliquent souvent par des
tentatives dÕadaptation des positions fondamentales aux caractres nouveaux des
mouvements de lutte en les inflchissant dans leur intrt.
[16] Certains rptent inlassablement les mmes schmas, comme si
le monde capitaliste ne sÕtait pas profondment transform en 150 ans. Mais
dÕautres essaient de sÕadapter ; on assiste ainsi un double
courant :
a) Ceux qui veulent donner une valeur absolue certaines luttes
particulires : on voit ainsi fleurir des thories privilgiant la lutte
des jeunes, des femmes, des tudiants, des
marginaux, etcÉ Certains considrent le refus du travail et la
destruction des lieux de travail comme le seul signe avant-courreur de la
destruction du capital ; dÕautres veulent restreindre la notion de classe
ouvrire au seul proltariat dÕusine ; dÕautres enfin nient quÕil existe
encore une lutte de classes, ne voyant plus que des individus victimes dÕune
mme alination universelle.
b) Ceux qui, par contre, rejettent tout particularisme et
conservent une tentative dÕexplication totale ; ils modernisent langage et
thorie, intgrent plus ou moins lÕvolution du capital et de la lutte de classe,
mais refusent en mme temps au nouveau mouvement sa caractristique
essentielle : lÕautonomie dans tous les domaines de lÕactivit dÕune
lutte, sans exception.
[17] Ces tentatives ne sont pas toutes ngligeables, car elles
aident parfois dgager le sens des manifestations nouvelles de lÕautonomie et
souligner les ambiguts et limites de celles-ci dans la socit capitaliste.
Mais lÕimportance de ces thories, ides ou activits de groupe, est souvent
dmesurment grossie par les dbats passionns limits au ghetto de
Ē lÕavant-garde rvolutionnaire Č. Ces dbats eux-mmes, et les ides
qui en sortentsont dÕailleurs, quoi quÕen pensent leurs auteurs, rcuprs,
comme tout ce qui se dveloppe dans la socit du capital, par la classe dominante
elle-mme : lÕavant-garde elle-mme finit par tre le creuset o sÕlabore
lÕidologie dont les structures tablies par le vieux mouvement sÕemparent
finalement.
[18] Dans les luttes, lÕintervention de cette avant-garde conduit
une mme situation. La prtention est dÕapporter beaucoup ces luttes, dans
tous les domaines. Mais, dans les faits, tout se passe dÕune manire totalement
diffrente de ce quÕils pensent. Parfois, ceux dont ils voudraient faire les
instruments de leurs buts politiques retournent la situation et transforment
des bonnes volonts intresses en instruments de leurs propres luttes.
Parfois, au contraire et plus souvent, cette intervention ne russit quÕ
freiner le dveloppement autonome de la lutte. L aussi, les partis ou
syndicats quÕils prtendaient surpasser se servent de leur intervention pour
canaliser et rprimer cette autonomie, laquelle ils semblaient pouvoir
contribuer au dpart.
[19] Quelques soient les divergences entre tous ces groupes sur le
plan de lÕaction ou de la thorie, mme sÕils se dchirent belles dents, ils
ont tous en commun un trait essentiel : ils refusent de laisser ceux qui
luttent la possibilit de rgler par eux-mmes et pour eux-mmes la totalit de
la situation dans laquelle ils sont impliqus (action, organisation, but,
tactique, rflexion, perspectives). A la rigueur, on reconnat ceux qui
luttent la dcision dans lÕaction et lÕorganisation, mais on leur refuse la
Ē conscience de leur lutte Č et, a fortiori, la thorie et les perspectives.
Ce faisant, on accorde une priorit certaines formes de pense par rapport
lÕacte lui-mme. Le spcialiste de la pense et de la rflexion politique
redevient ainsi le suprieur hirarchique de ceux dont acte et pense sont
indissociables, ce qui est prcisment le propre de tout tre dans le processus
de lutte contre la domination sociale au sein mme de la collectivit sociale
dans laquelle il est impliqu. On peut voir de nombreux groupes qui acceptent
lÕautonomie des luttes seulement si cela va dans une Ē sens socialiste,
rvolutionnaire Čjug lÕavance par des experts.
[20] Le nouveau mouvement nÕest pas ce que quelques-uns,
fussent-ils nombreux, organiss, structurs, Ē cohrents Č, peuvent
construire ou penser pour la Ē libration Č des autres. CÕest
ce que chacun ou tous crent par eux-mmes dans leur lutte, pour leur lutte,
pour leur propre intrt. Le dpassement des particularismes, lÕunification des
revendications, leur dpassement dans des problmes plus gnraux, plus
fondamentaux, les perspectives de la lutte, tout cela ne peut tre, un moment
donn, que le produit de la lutte elle-mme. Les syndicats parlent toujours
dÕunit, les groupes de fronts, de comits, etcÉ ; dans toute grve o
sÕexprime lÕautonomie de lÕaction, personne ne parle plus de cela, car la lutte
est le fait de tous les travailleurs en marche.
[21] LÕapparition du mouvement autonome a fait voluer la notion
de parti. Le parti Ē dirigeant Č dÕhier, se dfinissant lui-mme
comme Ē avant-garde rvolutionnaire Č , sÕidentifiait au
proltariat ; cette Ē fraction consciente du proltariat Č
devait jouer un rle dterminant pour lever la Ē conscience de
classe Č, marque essentielle des proltaires constitus en classe. Les
hritiers modernes du parti se rendent bien compte de la difficult de
maintenir une telle position ; aussi chargent-ils le parti ou le groupe
dÕune Ē mission Č bien prcise pour suppler ce quÕils considrent
comme les carences des travailleurs ; dÕo le dveloppement de groupes spcialiss
dans lÕintervention, les liaisons, lÕaction exemplaire, lÕexplication
thorique, etcÉ Mais mme ces groupes ne peuvent plus exercer cette fonction
hirarchique de spcialistes dans le mouvement de lutte. Le nouveau mouvement,
celui des travailleurs en lutte, considre tous ces lments, les anciens
groupes comme les nouveaux, en parfaite galit avec ses propres actions. Il
prend ce quÕil peut emprunter ce qui se prsente et rejette ce qui ne lui
convient pas. Thorie et pratique nÕapparaissent plus quÕun seul et mme
lment du processus rvolutionnaire ; aucune ne prcde ou ne domine
lÕautre. Aucun groupe politique nÕa donc un rle essentiel jouer.
[22] La rvolution est un processus. Ce que nous avons pu relever
en sont les premires manifestations dans tous les domaines sociaux. Personne
ne peut dire sa dure, son rythme et les formes quÕil prendra. Ses
manifestations seront invitablement violentes, car aucune classe ne se
laissera dpossder sans rsister avec la dernire nergie. Mais cette bataille
ne sera les batailles ranges au terme desquelles on verrait lÕeffondrement des
armes du capital, et lÕinstallation de Ē structures
rvolutionnaires Č. Toute une srie dÕvnements dont on ne peut prvoir
ni le lieu, ni le domaine, ni la forme, pourront toucher toutes les structures
sociales sur tous les points du globe, aussi surprenants sans doute par leur
soudainet que par leur caractre. Aucun dÕeux ne constituera la rupture
brutale et gnrale attendue ; il ne sera quÕun lment qui pourra nÕavoir
aucun lien direct apparent avec les autres. Personne ne peut prtendre
aujourdÕhui que la rvolution russe, la rvolution espagnole, les insurrections
des pays de lÕEst (Hongrie, Pologne), Mai 68 en France, aient t la Rvolution. Pourtant, chacun de ces
vnements a profondment marqu lÕvolution du capital et du processus
rvolutionnaire. Si lÕon regarde le monde dÕaujourdÕhui, on peut dire que
les rvolutions au sens jacobin du terme passent de plus en plus
lÕarrire-plan, mais que le processus rvolutionnaire lui-mme est de plus en
plus puissant.
[23] Cette ide de la rvolution dans un seul vnement continue
hanter non seulement les vieilles thories marxistes ou anarchistes de conqute
ou de destruction de lÕEtat par un affrontement direct, mais aussi tous les
succdans plus ou moins moderniss de ces thories. Le vieux mouvement dploie
des trsors dÕingniosit et des efforts dmesurs pour essayer de construire
lÕorganisation adquate, soit lÕaide de vieilles formules (lninistes divers,
no-anarchistes), soit sur de nouvelles formules (marginaux, comits divers,
communes), soit en se faisant les promoteurs dÕun nouvel litisme au nom dÕune
Ē exigence Č thorique et pratique.
[24] Paralllement, se dveloppent au gr des luttes ou des circonstances,
des organismes assumant une tche dtermine, qui clatent et se recomposent
diffremment ailleurs. Ils prsentent souvent des caractres ambigus, tant
souvent impulss par des membres de groupes non dnus dÕavant-gardisme,
tendant se substituer ceux qui luttent. Mais, de plus en plus, leur
existence est troitement lie une lutte, et ils doivent traduire les
intrts de ceux qui luttent, rester sous leur contrle. Toutes les tentatives,
ou pour les faire survivre aprs la lutte, ou pour leur donner une autre
orientation ou les rattacher une organisation politique, constituent autant
dÕchecs, souvent leur mort.
[25] De plus en plus, les individus en lutte pour leur propre
intrt tendent assumer eux-mmes toutes les tches qui surgissent au cours
des luttes (coordination, informations, liaisons, etc.). Dans la mesure o ils
ne se sentent pas assez forts pour le faire par eux-mmes, ils ont recours aux
organisations qui sÕoffrent eux : sections syndicales, Ē gauchistes Č,
groupes diversÉ Ces interventions et liaisons la fois dveloppent et freinent
lÕautonomie. elles la dveloppent dans la mesure o elles multiplient les
ouvertures, les liaisons de toutes sortes et donnent confiance ceux qui les
utilisent dans leur lutte contre les structures lgales tablies. Elles
freinent lÕautonomie dans la mesure o elles tendent ramener la lutte dans
des structures (syndicats ou partis) ou des courants dÕides et bloquent sur
une idologie se referant au pass une action (et lÕimagination qui
lÕaccompagne) tourne vers le futur.
[26] Il apparat ainsi quÕil existe un double affrontement de la
base, dÕune part avec le capital et ses structures, dÕautre part avec ceux qui,
luttant apparemment contre lÕordre tabli, rvent de constituer de nouvelles
structures, imposant aux travailleurs les conceptionsdÕune Ē lite
rvolutionnaire Č. Il se constitue ainsi un norme rseau de liaisons
horizontales empruntant des canaux divers, extrmement mobile, multiforme,
permanent autant quÕphmre, puissant par lÕaccumulation des bonnes volonts,
renouvelant les moyens matriels avec une force insouponne. Il se produit un
norme brassage dÕides, de thories, mettant nu sans concession les
faiblesses et les forces des uns et des autres : tout un processus
dÕauto-ducation et dÕauto-organisation par et dans la lutte semble commenc,
dont ne peut prvoir forme et aboutissement.
[27] Certains croient dcouvrir dans ce bouillonnement nouveau de
forces et dÕides la naissance dÕun nouveau mouvement de rvolutionnaires, dÕun nouveau parti. Ils
essaient de rajeunir, la faveur de ces tendances, les vieilles thories de
lÕorganisation et du parti, ou celles de lÕaction directe et des minorits.
[28] Le nouveau mouvement en est pourtant la ngation mme. Une
des preuves est lÕimpossibilit concrte de toutes les tentatives de
monopoliser dans une seule organisation les courants qui sÕexpriment, de
couvrir dÕune seule idologie les voies innombrables de lÕaction et de la
pense de ceux qui luttent. La tentation de regrouper dans des manifestations
cette Ē avant-garde Č diffuse, non-rcuprable, participe elle-mme
de lÕide de tous ceux qui se considrent comme en faisant partie. Ces
manifestations tmoignent la fois de la force et de la faiblesse de cette Ē lite
rvolutionnaire Č. Force parce quÕen regard des partis traditionnels, elle
parat nombreuse et peut jouer un rle non-ngligeable dans certaines luttes.
Faiblesse parce quÕelle permet, cause de cet litisme, et dans la croyance en
sa force, toutes les manipulations des groupuscules et lÕillusion quÕelle peut
se substituer lÕaction propre des exploits. Derrire tout cela, on retrouve
lÕide quÕon peut faire la rvolution pour les autres.
[29] Nous avons dj soulign que les nouvelles formes de lutte
tmoignant de lÕexistence du nouveau mouvement sont des formes transitoires
modeles par les circonstances mmes de la lutte un moment donn, et que,
dans sa tentative de dsarmer ceux qui luttent et de surmonter la crise qui a
donn ouverture ces luttes, le capital essaie dÕamnager son compte ce que
la pratique a fait surgir. Ces tentatives viennent invitablement des fractions
les plus dynamiques des structures de domination, de celles qui encadrent les
exploits : entreprises, syndicats, partis, etcÉ LÕautogestion tablie par
dcret du pouvoir dÕEtat (quel quÕil soit) nÕest quÕune tentative parmi
dÕautres dÕadapter les structures de domination du capital. Comme toutes les
adaptations, elles ne parviennent quÕ crer de nouvelles formes de lutte et
dvelopper de nouvelles luttes mancipatrices. Tous ceux qui confondent la
vritable autonomie des luttes avec sa rcupration (jamais complte) veulent
nier la dialectique de la lutte tout en imposant leur Ē science
thorique Č aux travailleurs sous prtexte de leur viter de tomber dans
le Ē pige de lÕautogestion Č, etc.. En ralit, ceux qui
luttent savent, mieux que la plupart des idologues des nouveaux groupes,
distinguer, dans leur pratique, entre lÕautonomie commande par leurs intrts propres et les
tentatives dÕintgration commandes par lÕintrt du capital.
[30] Ce qui se passe dans les luttes fait vite justice de toutes
ces prtentions : une des caractristiques du nouveau mouvement, celui des
exploits eux-mme, cÕest de rduire les prtentions de ceux Š minorit, lite
rvolutionnaire Š qui prtendent tre ce nouveau mouvement et de les
ramener au rle que ceux qui luttent leur assignent. LÕexistence et le rle
dÕun Ē groupe rvolutionnaire Č se trouvent radicalement transforms.
La prtention lÕuniversalit se trouve rduite un lment dÕune exprience
parmi dÕautres. Toute thorisation nÕest quÕune partie dÕun tout et prise comme
telle. Au moins aussi importante que les luttes et lie troitement
lÕvolution de celles-ci est la transformation des attitudes, des mentalits
face aux valeurs traditionnelles du capital et des organismes qui sÕy
rattachent. Cette transformation est une partie importante du processus
rvolutionnaire.
[31] La critique par les faits concerne tous les aspects de la
thorie, y compris les conceptions de lÕorganisation. LÕengagement que lÕon se
donne soi-mme est dÕabord motiv par lÕexprience que lÕon que lÕon se donne
soi-mme est dÕabord motiv par lÕexprience que lÕon a soi-mme des rapports
sociaux dans un monde capitaliste. Cette exprience, la rflexion ce sujet et
les conclusions quÕon en tire, ne sont jamais quÕun aspect particulier, dans un
monde si vaste, aux interrelations si profondes et si peu connues, et en
perptuelle transformation ; personne ne peut prtendre dtenir une vrit
autre que la sienne, qui e place sur le mme plan que touts les autres.
[32] Mme lorsquÕil rencontre avec dÕautres en vue dÕune rflexion
ou dÕune action commune, chacun nÕagit dÕabord que pour lui-mme. Rflexion et
action du groupe nÕont pas plus de valeur que celles de nÕimporte quel autre
groupe semblable. Quelles que soient les Ē tches Č quÕil se donne,
quel que soit le niveau de gnralisation de son intervention ou de sa pense,
il ne saurait en tirer lui-mme une position suprieure sur les autres groupes
analogues ou sur lÕorganisation du mouvement de lute tel quÕil apparat dans le
nouveau mouvement.
[33] De tels groupes ou organisations ont toujours exist sous des
formes diverses, avec des prtentions diverses. Leur multiplication prsente
est un facteur positif et montre prcisment que chacun des groupes se
dveloppe sur des circonstances particulires ceux qui le forment. Tout ce
qui prcde vise dfinir ce qui pourrait tre pour un tel groupe une
orientation gnrale de travail, prciser relativement au nouveau mouvement
tel quÕil a t esquiss. La conception mme du nouveau mouvement, telle que
nous lÕavons aborde dans ce texte, peut se trouver elle-mme transforme
mesure de lÕvolution du processus rvolutionnaire. Le nouveau mouvement nÕest
pas un absolu immuable, mais une pratique en constante mutation laquelle nous
ne pouvons prvoir un futur.