Les réseaux économiques transfrontaliers
et le mélange des populations urbaines font des cités un
espace privilégié pour de nouvelles formes d'action politique.
Des villes au-delà de l'Etat
Saskia SASSEN [1]
Paru dans Libération du lundi 28 juillet 2003
§ 1 – Aujourd'hui, les villes globales constituent
des espaces très spécifiques en ce qu'elles rassemblent
en un seul espace complexe, d'une part les secteurs les plus mondialistes
du capital et les nouveaux professionnels transnationaux, d'autre part
un nombre croissant d'immigrés et de personnes marginalisées.
C'est ce phénomène particulier que je tiens à étudier.
Ces nouvelles formes de politique ne sont pas spécifiques aux Etats-Unis.
Elles ont cours dans de nombreux pays et se manifestent sous des formes
très différentes, précisément parce qu'elles
ne sont pas totalement formalisées. Le cas de l'Amérique
actuelle est cependant tout à fait notable, car il s'agit d'une
puissance politique, économique et militaire dominante dans le
monde, et aussi parce que les Etats-Unis ont mis en place les restrictions
les plus sévères ú et à certains égards
inconstitutionnelles ú aux droits civiques des citoyens et des
immigrés. [...]
§ 2 – L'espace de la ville est un espace beaucoup
plus concret pour la politique que celui du système politique national.
Il peut abriter des modalités politiques informelles et des acteurs
politiques informels. C'est ce qui se produit dans les grandes cités
du monde. C'est également ce qui se passe aux Etats-Unis malgré
l'irrésistible renouveau du nationalisme et du patriotisme qui
s'est emparé des unes des journaux.
§ 3 – Le système politique formel souffre
d'une déstabilisation partielle due aux profondes transformations
actuelles à la fois internationales et subnationales. Ce qui offre
des ouvertures pour de nouvelles formes de politiques, tant au niveau
mondial qu'au niveau local, et ce même si le niveau national demeure
le plus marquant et le plus institutionnalisé. Il s'agit alors,
aux Etats-Unis, d'une histoire de microtransformations et de microespaces,
mais de plus en plus de pays doivent se rendre à cette évidence
croissante.
§ 4 – Au niveau international, la mondialisation
et l'ascendant du système des droits de l'homme ont contribué
à donner aux acteurs non gouvernementaux des possibilités
légales et opérationnelles d'intervenir dans des domaines
qui auparavant étaient l'apanage exclusif des Etats-nations. Diverses
instances, bien que très secondaires, révèlent souvent
que l'Etat n'est plus le sujet exclusif du droit international ou le seul
acteur des relations internationales. D'autres acteurs – des ONG
aux peuples premiers (First-Nations) en passant par les immigrants
et les réfugiés qui tombent sous le coup du droit pour des
décisions relevant des droits de l'homme – émergent
de plus en plus en tant que sujets du droit international et acteurs de
la politique internationale. Ce qui veut dire que les acteurs non gouvernementaux
peuvent gagner en visibilité comme individus et comme collectivités,
et sortir de l'anonymat de membre associé que leur impose l'Etat-nation
représenté exclusivement par son souverain (c'est-à-dire
le gouvernement).
§ 5 – Au plan subnational, ces tendances,
accompagnées des mesures politiques dites de dérégulation
et de privatisation néolibérales, contribuent à un
démantèlement partiel du pouvoir exclusif de l'Etat sur
un territoire et des habitants longtemps associés à l'Etat
national.
§ 6 – Le lieu le plus stratégique de
ce démantèlement est sans doute la cité globale,
qui sert de plateforme en partie dénationalisée pour le
capital mondial et émerge en même temps comme espace clé
pour un étonnant mélange de populations venues du monde
entier. Qui plus est, l'intensité croissante des transactions entre
ces villes à l'échelle mondiale crée – pour
les capitaux, les professionnels, les immigrants, les hommes d'affaires
– des géographies transfrontalières stratégiques
qui évitent en partie l'Etat-nation. Ce démantèlement
partiel vaut même pour un Etat aussi puissant que celui des Etats-Unis.
Les nouvelles technologies des réseaux informatiques renforcent
davantage ces rapports transfrontaliers, qu'il s'agisse de transferts
électroniques de services spécialisés entre entreprises
ou de communications sur l'Internet entre les membres de diasporas et
de groupes d'intérêts dispersés à travers le
monde. On peut considérer que ces villes et les nouvelles géographies
stratégiques qui les relient font partie intégrante de la
société civile mondiale ; et ce sur toutes les strates,
opérant à partir de multiples microespaces qui s'agrègent
les uns aux autres.
§ 7 – Dans ces microespaces et ces microtransactions
opère un ensemble d'organisations diverses chargées des
questions transfrontalières, comme l'immigration, le droit d'asile,
les manifestations féminines internationales, les luttes antimondialisation.
Même si ces organisations et mouvements ne sont pas nécessairement
urbains dans leur orientation originelle, leurs opérations géographiques
s'inscrivent partiellement dans nombre de villes. Les nouvelles technologies
des réseaux, en particulier l'Internet, ont paradoxalement renforcé
l'implantation urbaine de ces réseaux transfrontaliers. Ce qui
ne devrait pas être le cas, mais les villes et les réseaux
qui les relient fonctionnent à ce stade comme des ancres et facilitent
les luttes transfrontalières. Ces mêmes développements
et conditions facilitent l'internationalisation des réseaux trafiquants
et terroristes. Les villes globales sont donc des environnements potentiellement
très porteurs pour ce type d'activités, même si les
réseaux ne sont pas urbains en eux-mêmes. [...]
§ 8 – Dans ces conditions nouvelles, ceux
qui n'ont aucun pouvoir, les personnes défavorisées, les
outsiders, les minorités discriminées peuvent avoir une
présence dans le domaine public et y conquérir leur place
en étant «présents», présents vis-à-vis
du pouvoir et présents vis-à-vis des autres défavorisés.
Ce gain de «présence» est facilité par la complexité
de l'espace urbain et prend une dimension internationale dans les villes
globales.
§ 9 – Pour moi, c'est le signe avant-coureur
d'un nouveau type de politique reposant sur de nouveaux types d'acteurs
politiques. Il n'est pas simplement question d'avoir ou de ne pas avoir
le pouvoir. Il s'agit là de nouvelles bases hybrides à partir
desquelles agir. Aux Etats-Unis, on assiste aujourd'hui à une nouvelle
vague de revendications.
§ 10 – Nombre des transformations que nous
avons évoquées deviennent lisibles dans les villes. Dans
la cité, ces dynamiques prennent facilement des formes concrètes,
expression d'un large éventail d'intérêts particuliers
: marches contre les brutalités policières et pour la défense
des droits des immigrés, politiques de défense et respect
des préférences sexuelles ou occupation anarchiste de logements
vides par des squatters. Je l'interprète comme une avancée
vers des pratiques citoyennes qui tournent autour de la revendication
du droit à la ville. Ce ne sont pas là des pratiques exclusivement
ou nécessairement urbaines. Mais c'est tout particulièrement
dans les grandes villes que l'on rencontre simultanément, à
la fois certaines des inégalités les plus extrêmes
et les conditions qui permettent ces pratiques citoyennes. Dans les villes
globales, ces pratiques portent également en elles la possibilité
d'un engagement direct dans des formes de pouvoir stratégiques,
fait significatif dans un contexte où le pouvoir est de plus en
plus privatisé, mondialisé et insaisissable.
[1] Saskia Sassen est professeur de sociologie à l'université
de Chicago. Dernier ouvrage paru en français : la Ville globale.
New York, Londres, Tokyo, Descartes, 1996.
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