la Matérielle

lamaterielle@tiscali.fr

 
       
       

Retour page d'acceuil

Retour à la rubrique

     
 

IRAK
GUERRE ET LUTTE DE CLASSES


La Cakewalk des « faucons » de la classe capitaliste américaine


« Le 13 février, un proche de Rumsfeld, Ken Adelman, membre du Défense Policy Board du Pentagone, écrit un article dans le Washington Post pour faire part de sa certitude que “la démolition de la puissance militaire de Saddam Hussein serait une cakewalk”. » [1]


« C’est celui qui raconte la meilleure histoire qui gagne, pas celui qui a la plus grosse bombe et les moyens de la lancer. » [2]

 
     
 

 

1. Le cours quotidien de la guerre, avant, pendant et après


§ 1 – A l’issue de la 19ème journée de l’invasion de l’Irak par l’armée des Etats–Unis (7 avril 2003), et depuis la « pause » du 11ème jour, la signification de la guerre du point de vue du cours actuel du système capitaliste commence à apparaître un peu plus clairement : la cakewalk a bien eut lieu, et elle a été effectivement de courte durée, mais non parce que l’armée américaine a eut sa part de gâteau tout de suite : l’histoire que racontent les  « faucons » du Pentagone n’est peut–être pas la meilleure, en tout cas elle n’est pas la seule possible, comme le montre, après la pause donc, le retour à une stratégie guerrière plus conventionnelle (la stratégie de la « plus grosse bombe ») et une relative reprise de pouvoir des militaires sur les civils du Pentagone.


§ 2 – Comprendre les motifs de l’invasion de l’Irak, sa signification, en évaluer l’impact futur sur le cours du monde, ne peut pas se faire à partir d’un schéma conçu d’avance par ailleurs, qu’il soit idéologique ou théorique. La guerre en Irak n’est pas le fait d’un monde capitaliste qui se trouverait un état d’exception paroxystique lié au fait que la récession serait son horizon indépassable, comme le pense S. Quadrupanni [3]. Elle n’est pas non plus la marque, d’une situation d’inachèvement qui mettrait « le capital », par manque de projet et de perspective, en situation de devoir gérer par défaut, au cas par cas, un nouvel ordre mondial resté inaccompli, comme l’écrit la revue Temps critiques [4] – ce qui revient à relativiser la position précédente en conservant l’essentiel : la situation actuelle est une situation de crise, quelque chose d’a–normal. Elle n’est pas, enfin, comme le pose a contrario de ces deux positions Théorie communiste [5], qui voie dans la globalisation des intérêts américains, dans le fait que ceux–ci se situent à une échelle d’organisation supérieure, la marque de la totalité qui assigne leur sens à ses parties, un moment de la marche du concept vers son effectivité, sa réalisation détaillée. Trop achevé ou pas assez, on reste toujours dans une vision finaliste du cours capitaliste mondial, qui dans tous les cas suppose des « universaux » dont nous n’avons plus les moyens théoriques.


§ 3 – On ne peut faire qu’une chose : mettre au clair ce qui est acquis pour le moment du point de vue de la reconfiguration du rapport de subordination capitaliste qui est en œuvre mondialement depuis la fin des années soixante [7], en dégager la portée générale – je dis bien la portée et non le sens – et voir, au jour le jour, de quelle manière le cours de la guerre actuelle, militairement, diplomatiquement et politiquement, s’inscrit un peu, beaucoup ou pas du tout dans le droit-fil de ces acquis. Pour cela le plus important n’est pas le fait immédiat même de la guerre, la prise de Bagdad, l’élimination de Saddam Hussein… mais les oppositions internes à l’administration Bush, que ce soit dans la conduite de la guerre bien sûr, mais aussi au moment du processus de prise de décision qui l’a précédé et dans les préparatifs de l’après–guerre, d’une part, et la concurrence entre les différentes fractions nationales de la classe capitaliste mondiale d’autres part, oppositions qui sont seules de nature à permettre de saisir tous les enjeux de cette guerre. On peut minorer ces dernières oppositions, au prétexte de cette idée générale à la mode qu’est « la disparition des Etats–nation », et ne voir dans la position de Chirac qu’un Chantecler planétaire ; pourtant, lorsque l’Allemagne et surtout la Russie et la Chine s’y associent, ce n’est plus une rigolade, surtout lorsque l’on sait que les Etats–Unis n’ont budgété que 30 milliards de dollars sur les 100 qui sont nécessaires à la reconstruction de l’Irak et que pour le reste ils ont l’intention de s’adresser à leurs « partenaires »… (Libération du 9 avril 2003).

 

2. Une défaite américaine ?


§ 4 – Les positions finalistes ont un autre présupposé, plus ou moins explicite, qui consiste dans le caractère inéluctable de la victoire américaine : pour Quadrupanni, elle s’inscrit « naturellement » dans l’état d’exception permanent du monde dans lequel le plonge l’horizon indépassable de la récession. Pour Temps critiques, en revanche, on peut déduire de ses propos qu’elle ne sera, faute d’un « universel » avéré, qu’un nouvel exemple de règlement au cas par cas d’un problème global, tandis que Théorie communiste, « dialectise » pour sa part la position de Temps critiques en posant la guerre en Irak comme « moment régional d’une “solution planétaire” aux désordres internes de la globalisation de la reproduction du capital » [8] Cette victoire annoncée, s’inscrit dans le droit-fil de la vision finaliste relevée plus haut, ce qui n’est pas étonnant, ce qui l’est plus, en revanche, c’est qu’elle se laisse intoxiquer par l’idéologie et le projet impérial [6] (et non plus « impérialiste ») d’une fraction de la classe capitaliste américaine, la fraction néo–conservatrice qui s’appuie sur le capital financier, les principaux groupes pétroliers et de l’armement dont sont issus ses leaders actuellement au pouvoir : que celle-ci se soit auto intoxiquée jusqu’à prendre sa position particulière pour le général, c’est la moindre des choses, mais c’est plus étonnant venant de tenants du « parti de la communisation ».


§ 5 – Ce n’est pas parce que la question de victoire de Saddam Hussein ne se pose pas qu’il faut confondre la victoire militaire de l’armée américaine en Irak avec la réussite de la stratégie impériale de l’administration Bush – on verra plus loin qu’il s’agit d’une stratégie globale et à long terme. Je ne dis donc pas que l’armée américaine va perdre la guerre contre Saddam Hussein, je dis que la stratégie envisagée n’a pas gagné la partie et qu’elle ne va pas terminer la guerre.


§ 6 – Lors de la guerre du Golfe de 1991 les objectifs poursuivis avaient été atteints : Saddam Hussein avait été renvoyé en Irak et le Koweït avait été libéré par la coalition internationale, mais nous étions encore dans une période transitoire, j’y reviendrais. En revanche, s’agissant de la guerre en Afghanistan qui participe de la même stratégie que la guerre actuelle (et pour laquelle on a un peu de recul) les choses ne vont pas de même. Dès le mois d’Août 2002, le général Tommy Franks, responsable des opérations militaires (il occupe aujourd’hui la même fonction en Irak) annonçait publiquement que les forces américaines étaient là « pour très longtemps » [9]. Les forces américaines, poursuit l’article, « comprennent de 7 000 à 8 000 hommes, et, des rares informations qui filtrent sur leurs activités, on peut déduire qu’elles restent la plupart du temps cantonnées dans leurs positions, faute de renseignements qui leur donneraient d’assez fortes chances de succès dans la chasse aux rescapés des unités de talibans et du groupe al–Quaida. Bref, l’insécurité reste générale sur près de la moitié du territoire afghan. » [10] De la Gorce en conclut que « le but recherché – destruction complète des forces talibans et du groupe al–Quaida et capture de leurs chefs – n’a donc été que très partiellement atteint. » [11] Dans son édition du 19 août 2002 Newsweek écrit : « A un moment où les responsables américains se démènent pour passer à la guerre suivante [aujourd’hui – 9 avril 2003 – ils commencent à lorgner du côté de la Syrie, n.d.a.] – destinée à se débarrasser de Saddam Hussein –, il est peut–être étonnant que les procureurs de la campagne afghane soient si peu nombreux, à supposer qu’ils existent (…). Pourtant la guerre en Afghanistan n’est pas terminée ; sa mission principale n’a pas été remplie. Le régime chancelant de Hamid Karzaï ne contrôle pas grand-chose en dehors de la capitale. Hamid Karzaï lui–même a recours aux forces spéciales américaines pour garantir sa sécurité. » [12]


§ 7 – Si l’on admet (je pense que l’on me l’accordera) que la « guerre contre le terrorisme » n’est que l’un des motifs des guerres actuelles au Moyen–orient [13], qu’est–ce qui n’a pas été « terminé » ? C’est la toute la question. Pendant ce temps, au Pakistan de Moucharaf (qui s’est totalement engagé auprès des Etats–Unis), lors des élections législatives du 10 octobre, les partis religieux réunis dans le Muttahida Majlis–e–Aman (MMA) l’ont emporté massivement dans les régions pachtounes aux abords de l’Afghanistan comme dans la province voisine du Baloutchistan et le vice–président du MMA, Qazi Hussain Ahmed, proclame sa volonté de supprimer les bases américaines au Pakistan et de faire sortir le pays de la coalition forgée par les Etats–Unis « contre le terrorisme ». « Le fait est, conclu de la Gorce, que les militants de la plupart des groupes constituant le MMA, surtout les jeunes, ne se distinguent pas fondamentalement de ceux qui, sous les étiquettes des talibans ou d’al–Quaida, s’engagent peu à peu dans la lutte armée des deux côtés de la frontière. » [14] Et en attendant, en Afghanistan, que font les Américains ? A part les forces spéciales qui font fonction de garde prétorienne auprès du proconsul des Etats–Unis et, pour le reste, c’est–à-dire les territoires à majorité pachtoune, l’armée américaine ne fait rien, elle ne sort pas de son cantonnement. Assurer la sécurité personnelle d’un fantoche sans pouvoir, installer des cathédrales militaires, est–ce vraiment là une « victoire » de la stratégie impériale des « faucons » du Pentagone ? Et cette stratégie peut–elle être menée à son terme, en Irak et ailleurs, si elle en a un ? La situation paraissant pour le moment gelée en Afghanistan, il faut attendre la fin de l’offensive militaire proprement dite en Irak pour espérer, momentanément, y voir plus clair sur la nature de ce nouvel « ordre impérial » (et non plus « impérialiste »), sa dynamique, sa signification et son avenir du point de vue de la reconfiguration du procès de subordination de la classe prolétaire par la classe capitaliste, c’est–à–dire du point de vue de la lutte de classes.

 
   

 

3. Guerre et théorie


§ 8 – Tout cela peut pourtant paraître bien éloigné de la question centrale qui occupe la théorie de la révolution communiste comme production historique de la lutte de classes… C’est vrai, ou plutôt ça l’est devenu. Marx n’avait pas de problèmes pour se positionner par rapport à la situation internationale, par rapport aux conflits armés et pour rattacher cette position à la perspective révolutionnaire ; la stratégie démocratique de conquête du pouvoir politique par le prolétariat du mouvement ouvrier pouvait intégrer le fait de « soutenir » tel Etat–nation contre tel autre – c’est ainsi que Marx a pu envoyer en 1864, un message de félicitation à Lincoln pour son élection, au nom de l’A.I.T. [15]. Plus tard, dans le cadre de l’ordre mondial bi–polaire institué après la seconde guerre mondiale, cela est encore possible dans le cadre de la « lutte contre l’impérialisme américain », mais ça ne l’est plus déjà après la « défaite » américaine au Viet–nam et ça l’est encore moins aujourd’hui : comment crier encore « US go home » lorsque l’effondrement de l’ordre bipolaire fait que les Etats–Unis sont potentiellement partout chez eux ? – Notons que c’est dès 1991–92, c’est–à-dire immédiatement après cet effondrement, que P. Wolfowitz, en collaboration avec P. Cheney, L. Libby et D. Rumsfeld [16], élaborera la stratégie impériale des néo–conservateurs.


§ 9 – Désormais, notre approche ne peut plus être que théorique (en tout cas pour le moment) ; ce qui est une limitation. Cette théorie n’ayant plus les moyens d’être une « totalité théorique » ou une « théorie totale » [17], ne peut plus être « schématique » ou « dogmatique ». A suivre le cours quotidien de l’histoire, elle ambitionne de ne rien laisser échapper, mais par là elle s’auto–limite nécessairement., sinon dans les questions qu’elle pose, du moins dans les réponses qu’elle apporte, qui de peuvent être que des réponses « pour le moment ». Aujourd’hui rien ne parle plus de la révolution et du communisme au présent. On peut le déplorer, préférer les « Grands romans de la Totalité », plus confortables pour le cœur et la raison, et fermer les yeux sur leur facture idéologique ou logique… Sinon, comme je l’ai déjà dit, c’est du procès de subordination de la classe prolétaire par la classe capitaliste qu’il faut partir.

 

NOTES


[1] Libération du 1er avril 2003. La cakewalk – littéralement la « marche du gâteau » – est une danse inventée par les esclaves des plantations ; le meilleur danseur est récompensé par une part de gâteau…
[2] J. Arquilla. Cité in Le défi des réseaux non étatiques, « Manière de voir » n° 67, p. 25. Arquilla est un ancien marine. Professeur dans une université militaire, il travaille avec certains dirigeants du Pentagone.
[3] La subversion contre la guerre, sur le site SAMIZDAT.NET.
[4] Au–delà de la guerre et de la paix, sur le site l’@NGLE MORT.
[5] A good amount of killing, ibid. ainsi que sur le site de Théorie communiste.
[6] Il va de soit que j’emploie ce terme sans aucune référence avec l’Empire, le livre de Negri et Hardt. A ce propos, je ne peux résister au plaisir de rapporter ici ce que j’ai trouvé sur la liste e.mail de la revue Multitudes, signé A. Jugnon : « celui qui a pris sur lui de dire cette vie là du langage humain, qui est faire par nos mots notre propre annonce de nous-même, notre évangile. Avec Negri, c'est cela le jeu, en faire un cinquième évangile, le sien, sachant que nous sommes tous des cinquième évangiles. » No comment !
[7] Le moindre de ces acquis n’étant pas, loin s’en faut, l’impossibilité de toute universalité.
[8] Op. cit. § 19.
[9] P.– Marie de la Gorce, Le Sud–Ouest asiatique nouvel axe du monde, in « Manière de voir », op. cit., p. 54.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid. encadré p. 58 – je souligne.
[13] Lors de son investiture, Bush a annoncé les deux priorités stratégiques de son administration : 1) la modernisation et le développement des capacités militaires américaines ; 2) l’acquisition de réserves pétrolières supplémentaires auprès de sources étrangères (Rumsfeld est en charge du premier dossier, Cheney du second). Ce n’est qu’après le 11 septembre que la guerre anti–terroriste est venue se rajouter aux deux objectifs précédents pour former une stratégie cohérente globale – cf. M. Klare, Les vrais desseins de M. George W. Bush, « Manière de voir », op. cit., p. 10. – j’y reviendrais.
[14] Op. cit., p. 56.
[15] Un ministre du gouvernement américain lui répondra en ces termes : « Le gouvernement des Etats–Unis a pleinement conscience que sa politique n’est pas, et ne devra jamais être, réactionnaire . Cependant, nous devons garder le cap qui fut toujours le notre, c’est–à–dire nous abstenir de toute propagande et interventions illégales à l’étranger . Nos principes nous dictent d’appliquer la même justice à tous les êtres humains et à tous les Etats, et nous comptons sur les conséquences bénéfiques de nos efforts pour obtenir le soutien de nos concitoyens ainsi que le respect et l’amitié du monde entier. » Cité par N. Birbaum, Aux racines du nationalisme américain, « Manières de voir », op. cit., p. 15.
[16] G. Manheim, Quatre dimensions pour réfléchir aux enjeux de la guerre en Irak, sur Samizdat.net. On sait que Wolfowitz est aujourd’hui secrétaire adjoint à la défense, sous les ordres de Rumsfeld, et que Libby est directeur de cabinet du vice–président Cheney…
[17] Ma réponse sur le site l’@NGLE MORT aux commentaires de Daredevil à propos du texte Une lecture critique de la Matérielle.