1. Le cours quotidien
de la guerre, avant, pendant et après
§ 1 – A l’issue de la 19ème
journée de l’invasion de l’Irak par l’armée
des Etats–Unis (7 avril 2003), et depuis la « pause »
du 11ème jour, la signification de la guerre du point de vue
du cours actuel du système capitaliste commence à apparaître
un peu plus clairement : la cakewalk a bien eut lieu, et elle a été
effectivement de courte durée, mais non parce que l’armée
américaine a eut sa part de gâteau tout de suite : l’histoire
que racontent les « faucons » du Pentagone n’est
peut–être pas la meilleure, en tout cas elle n’est
pas la seule possible, comme le montre, après la pause donc,
le retour à une stratégie guerrière plus conventionnelle
(la stratégie de la « plus grosse bombe ») et une
relative reprise de pouvoir des militaires sur les civils du Pentagone.
§ 2 – Comprendre les motifs de l’invasion
de l’Irak, sa signification, en évaluer l’impact
futur sur le cours du monde, ne peut pas se faire à partir d’un
schéma conçu d’avance par ailleurs, qu’il
soit idéologique ou théorique. La guerre en Irak n’est
pas le fait d’un monde capitaliste qui se trouverait un état
d’exception paroxystique lié au fait que la récession
serait son horizon indépassable, comme le pense S. Quadrupanni
[3]. Elle n’est pas non plus la marque, d’une situation
d’inachèvement qui mettrait « le capital »,
par manque de projet et de perspective, en situation de devoir gérer
par défaut, au cas par cas, un nouvel ordre mondial resté
inaccompli, comme l’écrit la revue Temps critiques
[4] – ce qui revient à relativiser la position précédente
en conservant l’essentiel : la situation actuelle est une situation
de crise, quelque chose d’a–normal. Elle n’est pas,
enfin, comme le pose a contrario de ces deux positions Théorie
communiste [5], qui voie dans la globalisation des intérêts
américains, dans le fait que ceux–ci se situent à
une échelle d’organisation supérieure, la marque
de la totalité qui assigne leur sens à ses parties, un
moment de la marche du concept vers son effectivité, sa réalisation
détaillée. Trop achevé ou pas assez, on reste toujours
dans une vision finaliste du cours capitaliste mondial, qui dans tous
les cas suppose des « universaux » dont nous n’avons
plus les moyens théoriques.
§ 3 – On ne peut faire qu’une chose
: mettre au clair ce qui est acquis pour le moment du point de vue de
la reconfiguration du rapport de subordination capitaliste qui est en
œuvre mondialement depuis la fin des années soixante [7],
en dégager la portée générale – je
dis bien la portée et non le sens – et voir, au jour le
jour, de quelle manière le cours de la guerre actuelle, militairement,
diplomatiquement et politiquement, s’inscrit un peu, beaucoup
ou pas du tout dans le droit-fil de ces acquis. Pour cela le plus important
n’est pas le fait immédiat même de la guerre, la
prise de Bagdad, l’élimination de Saddam Hussein…
mais les oppositions internes à l’administration Bush,
que ce soit dans la conduite de la guerre bien sûr, mais aussi
au moment du processus de prise de décision qui l’a précédé
et dans les préparatifs de l’après–guerre,
d’une part, et la concurrence entre les différentes fractions
nationales de la classe capitaliste mondiale d’autres part, oppositions
qui sont seules de nature à permettre de saisir tous les enjeux
de cette guerre. On peut minorer ces dernières oppositions, au
prétexte de cette idée générale à
la mode qu’est « la disparition des Etats–nation »,
et ne voir dans la position de Chirac qu’un Chantecler
planétaire ; pourtant, lorsque l’Allemagne et surtout la
Russie et la Chine s’y associent, ce n’est plus une rigolade,
surtout lorsque l’on sait que les Etats–Unis n’ont
budgété que 30 milliards de dollars sur les 100 qui sont
nécessaires à la reconstruction de l’Irak et que
pour le reste ils ont l’intention de s’adresser à
leurs « partenaires »… (Libération du
9 avril 2003).
2. Une défaite
américaine ?
§ 4 – Les positions finalistes ont un autre
présupposé, plus ou moins explicite, qui consiste dans
le caractère inéluctable de la victoire américaine
: pour Quadrupanni, elle s’inscrit « naturellement
» dans l’état d’exception permanent du monde
dans lequel le plonge l’horizon indépassable de la
récession. Pour Temps critiques, en revanche, on peut
déduire de ses propos qu’elle ne sera, faute d’un
« universel » avéré, qu’un nouvel exemple
de règlement au cas par cas d’un problème global,
tandis que Théorie communiste, « dialectise
» pour sa part la position de Temps critiques en posant
la guerre en Irak comme « moment régional d’une “solution
planétaire” aux désordres internes de la globalisation
de la reproduction du capital » [8] Cette victoire annoncée,
s’inscrit dans le droit-fil de la vision finaliste relevée
plus haut, ce qui n’est pas étonnant, ce qui l’est
plus, en revanche, c’est qu’elle se laisse intoxiquer par
l’idéologie et le projet impérial [6] (et non plus
« impérialiste ») d’une fraction de la
classe capitaliste américaine, la fraction néo–conservatrice
qui s’appuie sur le capital financier, les principaux groupes
pétroliers et de l’armement dont sont issus ses leaders
actuellement au pouvoir : que celle-ci se soit auto intoxiquée
jusqu’à prendre sa position particulière pour le
général, c’est la moindre des choses, mais c’est
plus étonnant venant de tenants du « parti de la communisation
».
§ 5 – Ce n’est pas parce que la question
de victoire de Saddam Hussein ne se pose pas qu’il faut confondre
la victoire militaire de l’armée américaine en Irak
avec la réussite de la stratégie impériale de l’administration
Bush – on verra plus loin qu’il s’agit d’une
stratégie globale et à long terme. Je ne dis donc pas
que l’armée américaine va perdre la guerre contre
Saddam Hussein, je dis que la stratégie envisagée n’a
pas gagné la partie et qu’elle ne va pas terminer la guerre.
§ 6 – Lors de la guerre du Golfe de 1991
les objectifs poursuivis avaient été atteints : Saddam
Hussein avait été renvoyé en Irak et le Koweït
avait été libéré par la coalition internationale,
mais nous étions encore dans une période transitoire,
j’y reviendrais. En revanche, s’agissant de la guerre en
Afghanistan qui participe de la même stratégie que la guerre
actuelle (et pour laquelle on a un peu de recul) les choses ne vont
pas de même. Dès le mois d’Août 2002, le général
Tommy Franks, responsable des opérations militaires (il occupe
aujourd’hui la même fonction en Irak) annonçait publiquement
que les forces américaines étaient là « pour
très longtemps » [9]. Les forces américaines, poursuit
l’article, « comprennent de 7 000 à 8 000 hommes,
et, des rares informations qui filtrent sur leurs activités,
on peut déduire qu’elles restent la plupart du temps cantonnées
dans leurs positions, faute de renseignements qui leur donneraient d’assez
fortes chances de succès dans la chasse aux rescapés des
unités de talibans et du groupe al–Quaida. Bref,
l’insécurité reste générale sur près
de la moitié du territoire afghan. » [10] De la Gorce en
conclut que « le but recherché – destruction
complète des forces talibans et du groupe al–Quaida
et capture de leurs chefs – n’a donc été que
très partiellement atteint. » [11] Dans son édition
du 19 août 2002 Newsweek écrit : « A un
moment où les responsables américains se démènent
pour passer à la guerre suivante [aujourd’hui – 9
avril 2003 – ils commencent à lorgner du côté
de la Syrie, n.d.a.] – destinée à se débarrasser
de Saddam Hussein –, il est peut–être étonnant
que les procureurs de la campagne afghane soient si peu nombreux, à
supposer qu’ils existent (…). Pourtant la guerre en Afghanistan
n’est pas terminée ; sa mission principale n’a pas
été remplie. Le régime chancelant de Hamid Karzaï
ne contrôle pas grand-chose en dehors de la capitale. Hamid Karzaï
lui–même a recours aux forces spéciales américaines
pour garantir sa sécurité. » [12]
§ 7 – Si l’on admet (je pense que
l’on me l’accordera) que la « guerre contre le terrorisme
» n’est que l’un des motifs des guerres actuelles
au Moyen–orient [13], qu’est–ce qui n’a pas
été « terminé » ? C’est la toute
la question. Pendant ce temps, au Pakistan de Moucharaf (qui s’est
totalement engagé auprès des Etats–Unis), lors des
élections législatives du 10 octobre, les partis religieux
réunis dans le Muttahida Majlis–e–Aman (MMA)
l’ont emporté massivement dans les régions pachtounes
aux abords de l’Afghanistan comme dans la province voisine du
Baloutchistan et le vice–président du MMA, Qazi Hussain
Ahmed, proclame sa volonté de supprimer les bases américaines
au Pakistan et de faire sortir le pays de la coalition forgée
par les Etats–Unis « contre le terrorisme ». «
Le fait est, conclu de la Gorce, que les militants de la plupart des
groupes constituant le MMA, surtout les jeunes, ne se distinguent pas
fondamentalement de ceux qui, sous les étiquettes des talibans
ou d’al–Quaida, s’engagent peu à peu
dans la lutte armée des deux côtés de la frontière.
» [14] Et en attendant, en Afghanistan, que font les Américains
? A part les forces spéciales qui font fonction de garde prétorienne
auprès du proconsul des Etats–Unis et, pour le reste, c’est–à-dire
les territoires à majorité pachtoune, l’armée
américaine ne fait rien, elle ne sort pas de son cantonnement.
Assurer la sécurité personnelle d’un fantoche sans
pouvoir, installer des cathédrales militaires, est–ce vraiment
là une « victoire » de la stratégie impériale
des « faucons » du Pentagone ? Et cette stratégie
peut–elle être menée à son terme, en Irak
et ailleurs, si elle en a un ? La situation paraissant pour le moment
gelée en Afghanistan, il faut attendre la fin de l’offensive
militaire proprement dite en Irak pour espérer, momentanément,
y voir plus clair sur la nature de ce nouvel « ordre impérial
» (et non plus « impérialiste »), sa dynamique,
sa signification et son avenir du point de vue de la reconfiguration
du procès de subordination de la classe prolétaire par
la classe capitaliste, c’est–à–dire du point
de vue de la lutte de classes.