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LE
COMMUNISME EST LA COMMUNAUTE HUMAINE MATERIELLE:
AMADEO BORDIGA
ET NOTRE TEMPS
Loren
Goldner, 1991
lgoldner@alum.mit.edu
§ 1 – Pour les marxistes révolutionnaires, l'URSS, la
Chine et les autres pays dits socialistes représentaient la négation
même du projet marxien d'émancipation ouvrière et
humaine. Depuis 1918 et le texte de Rosa Luxemburg La Révolution
russe, Mattick, Korsch, Bordiga, Trotsky, Shachtman, C.L.R.James et bien
d'autres se sont confrontés à la célèbre "question
russe" : comment interpréter la défaite de la révolution
d'Octobre et la victoire mondiale du stalinisme ? L'infinie variété
des réponses jetées dans le débat semblent donner
raison à un homme qui n'était ni de gauche ni marxiste,
Winston Churchill, pour qui le système soviétique constituait
"un rébus enveloppé de mystère au sein d'une
énigme".
§ 2 – A notre époque, il n'est pas un héritier
des théories de "l'Etat ouvrier dégénéré",
du "socialisme d'Etat", du "collectivisme bureaucratique",
du "capitalisme d'Etat" ou de la "société
de transition", qui ne propose son analyse - le plus souvent autojustificative
- de la dislocation du bloc oriental après 1989. Assurés
de l'optimisme bien tempéré caractéristique de la
tradition marxiste, la plupart de ces courants (ainsi que l'auteur de
ces lignes) inclinaient à croire que la principale force capable
de contester le pouvoir de la bureaucratie stalinienne moribonde serait
une classe ouvrière enfin révolutionnaire, luttant pour
un socialisme authentique. Or, ce ne sont pas les révolutionnaires
qui se sont avérés les prétendants les plus crédibles
à la succession du stalinisme, mais un néo-libéralisme
aveugle inspiré de Von Hayek et Milton Friedman, et une résurgence
de courants autoritaires remontant à l'entre-deux-guerres, les
ex-staliniens honorant de leur présence l'un et l'autre camp.
§ 3 – Presque personne n'avait imaginé pareille évolution,
et le trotskysme moins que d'autres, puisque pour lui les régimes
"socialistes" étaient fondés sur des rapports
sociaux supérieurs à ceux de l'Ouest. Une minorité
plus infime encore avait prévu la crise profonde du marxisme entraînée
par la faillite des bases sociales du stalinisme. Non seulement la crise
du bloc oriental n'a suscité ni soviets ni conseils ouvriers, mais
au lieu que ce qui reste de gauche prenne en charge les réactions
hostiles au FMI et au marché, celles-ci ont été canalisées
par le populisme de la Terre et du Sang, le nationalisme guerrier, le
régionalisme, le fondamentalisme religieux, sans oublier l'antisémitisme.
Comprendre l'histoire du monde depuis 1989... et 1917, exige donc un réexamen
du cadre conceptuel dont disposent les marxistes révolutionnaires,
à l'Est comme à 1'Ouest.
§ 4 – Ce texte tente modestement d'y contribuer en partant
du regard porté sur la nature de l'Union Soviétique par
un marxiste dont personne ne se souvient, si ce n'est comme l'un des "ultra-gauches"
attaqués par Lenine dans La Maladie infantile du communisme : Amadeo
Bordiga. Nous nous demanderons dans quelle mesure la question agraire
- essentielle, selon Bordiga, pour la définition du capitalisme
- fournit la clé cachée des deux déformations du
marxisme qui ont dominé le XXeme siècle : la social-démocratie
et le stalinisme. Notre hypothèse est que la social-démocratie
européenne, et surtout allemande, déformait le projet marxien
dans un sens étatiste et préparait la voie à un stade
supérieur du capitalisme, l'Etat providence keynesien alors naissant,
même quand elle parlait un langage ostensiblement marxiste. Ce qui
disparaît aujourd'hui n'est pas le mouvement d'émancipation
ouvrière, mais son long détour étatiste qui, loin
de mener au socialisme ou au communisme, équivalait à une
révolution bourgeoise de substitution visant à industrialiser
des sociétés arriérées.
§ 5 – Toute tentative de préserver la vision rosie traditionnelle
d'une social-démocratie allemande radicale avant la victoire du
"révisionnisme", conduit à une impasse et empêche
d'appréhender notre époque. L'histoire, qui comme toujours
précède la théorie, se charge de déblayer
les ruines de l'héritage commun à la social-démocratie
et au stalinisme, et impose aujourd'hui de répondre à une
question déjà ancienne : comment la perspective marxienne
s'est-elle liée après 1860 au projet étatiste d'absolutisme
éclairé hérité des Lumières ? Il s'y
ajoute une interrogation plus pressante encore : comment peut-elle s'en
détacher ?
BORDIGA ET LA RUSSIE
§ 6 – Bordiga est loin d'être le seul à placer
la question agraire au centre de l'expérience soviétique.
Dans le monde universitaire, un auteur comme Barrington Moore proposait
cette analyse voici plus de trente ans [1]. Mais quand le livre de Moore
est paru, en 1966, l'esprit du temps assimilait encore largement capitalisme
et essor industriel. De plus, dans la mesure où les thèses
de Moore pouvaient passer pour une réplique affadie de celles de
Trotsky sur la révolution permanente et le développement
inégal et combiné, son œuvre n'a exercé aucune
influence particulière sur les débats entre marxistes. Pendant
la Guerre Froide, un auteur plus éloigné encore du marxisme,
Adam Ulam, avait réinterprété le communisme comme
tournant tout entier autour de la question agraire [2]. Son objectif était
de discréditer le "marxisme" (identifié à
l'idéologie soviétique) en le présentant comme produit
non du capitalisme, mais du sous-développement. Quant à
Gerschenkron, malgré un travail historiquement plus riche que celui
d'Ulam, lui aussi ressemblait à un fantôme de Trotsky [3].
§ 7 – Au XXeme siècle, chez les révolutionnaires
anti-staliniens, le livre qui a le plus influencé les marxistes
sur la question agraire est indubitablement La Nouvelle Economique de
Préobrajensky, qui, malgré ses défauts, reste indispensable
pour comprendre le sort de l'opposition internationale de gauche [4].
Son concept d'"accumulation socialiste" aux dépens de
la paysannerie emprunte largement à L'Accumulation du capital de
Rosa Luxemburg. Préobrajensky affirme que "l'Etat ouvrier"
peut réaliser consciemment et humainement ce que l'Etat capitaliste
accomplit autrefois dans l'ignorance et dans le sang : la transformation
de petits producteurs agraires en ouvriers d'usine. Il revint à
Staline de mettre en œuvre cette transformation consciemment et dans
le sang.
§ 8 – A la périphérie d'un tel débat,
auquel participa la majeure partie de la gauche occidentale, se trouve
un personnage fascinant : Amadeo Bordiga. Premier secrétaire général
du PC italien, dont il était l'un des principaux fondateurs, Bordiga
fut en 1926 à Moscou, le dernier révolutionnaire occidental
qui osa tenir tête à Staline en sa présence, le dénonçant
comme fossoyeur de la révolution, et pût cependant en revenir
vivant.
§ 9 – Constituée à Pantin en 1927, la "Fraction
Italienne" de la gauche communiste, entraînant plusieurs milliers
de "bordiguistes", prit part à l'Opposition Internationale
de Gauche fondée en 1930 sous la direction de Trotsky. Malgré
une longue correspondance entre la Fraction et Trotsky, la collaboration
aboutit à un échec à peu près total autour
de 1931-32. Exclu lui-même du PC italien en 1930, calomnié
par le Komintern de la façon qu'on imagine, emprisonné un
temps par le régime mussolinien, Bordiga passa la guerre en Italie
où il exerça son métier d'ingénieur, retiré
de toute vie publique jusqu'en 1943. Il demeure l'un des marxistes les
plus originaux, les plus brillants et les plus oubliés du XXeme
siècle : le PC italien n'a jamais pu accommoder à sa sauce
l'héritage de Bordiga comme il l'a fait avec Gramsci. Après
que le soulèvement de 68 lui ait inspiré quelques derniers
textes, Amedeo Bordiga est mort dans une quasi obscurité en 1970.
§ 10 – C'est son œuvre postérieure à la
guerre qui nous intéresse le plus ici. Après 45, il se donnait
pour tâche la restauration des "leçons théoriques"
de la vague révolutionnaire mondiale des années 1917-21.
Comme presque tous les révolutionnaires anti-staliniens de 1945,
il estimait qu'une telle tâche passait par la résolution
de "l'énigme russe", et consacra la matière de
trois livres à la Révolution d'Octobre et à l'économie
soviétique [5]. Il participa aussi à la rédaction
d'une histoire en trois tomes de la Gauche Communiste d'Italie, qui malheureusement
ne va pas au-delà de 1921, ainsi que d'innombrables articles et
brochures [6]. L'oeuvre mérite d'être connue malgré
l'emphase qui souvent fait obstacle à la lecture. Suivre les traces
de Bordiga n'est d'ailleurs pas chose facile : il croyait à "1'anonymat
révolutionnaire", détestait le culte de la personnalité,
et généralement ne signait pas ses écrits, même
pas ses livres.
§ 11 – Ce qui surprend chez Bordiga et rend un son étrangement
contemporain, c'est, tout simplement, sa thèse que le capitalisme
est synonyme de révolution agraire [7]. Sans doute l'idée
remonte-t-elle à la période précédant 1914,
car certains de ses premiers articles traitent des positions des socialistes
français et italiens sur la question agraire.
§ 12 – Etranger au cadre conceptuel des polémiques habituelles
entre partisans de Staline, de Trotsky et tenants de la thèse "capitaliste
d'Etat", Bordiga n'utilise jamais les termes "Union soviétique"
- puisque les soviets y ont été détruits depuis longtemps
- ni capitalisme d'Etat". Pour lui, il s'agissait simplement de capitalisme
russe, sans différence essentielle avec d'autres formes de capitalisme
[8]. Un apport original de Bordiga tient à sa volonté de
"dé-russifier" les mentalités révolutionnaires.
Selon lui, l'histoire du mouvement ouvrier avait déjà été
secouée par des contre-révolutions, notamment celle de Louis-Napoléon
Bonaparte après 1850, et la Russie n'offrait rien de fondamentalement
nouveau en la matière. Bordiga ne respecta d'ailleurs guère
ce qu'il préconisait, puisqu'il consacra vingt-cinq ans à
étudier l'économie russe.
(Portons également à son crédit d'avoir prévu
en 1945 une longue période d'expansion capitaliste et de réformisme
ouvrier, qui s'achèverait seulement par une crise mondiale supposée
commencer aux alentours de 1975... ) [9]
§ 13 – L'analyse de la Russie développée par
Bordiga après 1945 peut se résumer ainsi : Bien que la gauche
italienne ait apportée à Trotsky un soutien total dans sa
lutte contre Staline dans les années 20, pour des raisons tenant
avant tout à la politique étrangère de l'URSS et
de l'Internationale, l'analyse bordiguiste se séparait de la stratégie
d'hyper-industrialisation prônée par l'Opposition de Gauche,
et finissait par rejoindre la position de Boukharine. Après 45,
Bordiga estimait que seule une stratégie de type boukharinien,
vingt ans plus tôt, aurait eu quelque chance de sauver la nature
révolutionnaire internationaliste du régime (laquelle passait
pour lui avant l'industrialisation de la Russie), car elle n'aurait pas
détruit le parti bolchevik. Lors des luttes internes en 1924-28,
Boukharine affirmait que la ligne gauchiste d'hyperindustrialisation soutenue
par Trotsky ne pouvait être mise en œuvre que par la bureaucratie
étatique la plus gigantesque de l'histoire [10]. Du jour ou Staline
mit en pratique le programme volé à la gauche, la prédiction
de Boukharine se trouva totalement vérifiée, comme Trotsky
en personne le reconnut, non sans équivoque, après que la
plupart de ses partisans en Russie eurent capitulé devant Staline
[11]. Plus encore que Trotsky, Bordiga prenait au sérieux le caractère
international de la révolution et du régime soviétique.
L'idée de "socialisme dans un seul pays" constituait
pour lui une monstruosité contraire à tout ce que représentait
le marxisme. Dans son ultime confrontation avec Staline à Moscou
en 1926, Bordiga proposa que l'ensemble des partis communistes du monde
dirigent en commun l'Union Soviétique, comme preuve de la réalité
supra-nationale du mouvement ouvrier [12]. Il va sans dire que Staline
et les siens accueillirent froidement une telle proposition.
LE CAPITALISME, C'EST LA REVOLUTION AGRAIRE
§ 14 – L'analyse bordiguienne n'en était qu'à
ses débuts. Contrairement au point de vue trotskyste, les textes
de Bordiga sur la nature capitaliste de l'économie soviétique
privilégient le secteur agricole, afin de démontrer l'existence
de rapports capitalistes au sein du kolkhoze (ferme coopérative)
comme du sovkhoze (ferme d'état avec main d'œuvre salariée)
[13]. Soulignant à quel point la production agricole dépendait
des lopins de terre privés, Bordiga prévoyait fort justement,
et dès 1950, les proportions dans lesquelles l'URSS deviendrait
importatrice de blé, après que la Russie en ait tant exporté
entre 1880 et 1914.
§ 15 – Les raisons conduisant Bordiga à minimiser le
secteur industriel et à mettre l'accent sur l'agriculture provenaient
de considérations théoriques et stratégiques datant
d'avant la Révolution russe. Là encore, à ses yeux,
le capitalisme signifiait avant tout la capitalisation de l'agriculture.
Ce souci le conduisait à ne pas juger Boukharine comme le ferait
l'anti-stalinien moyen, et à redessiner le clivage entre Lenine
et Trotsky.
§ 16 – D'ordinaire, ce sont staliniens et maoïstes qui
dressent l'un contre l'autre les deux dirigeants bolcheviks. Bordiga renverse
les rôles contre les staliniens. Reprenant une formule de Lenine,
il qualifie Octobre 17 de "révolution double" [14], ou
la prise du pouvoir politique par le prolétariat rendait possible
l'achèvement des tâches de la révolution bourgeoise,
et d'abord la destruction des rapports sociaux pré-capitalistes
à la campagne. La référence historique, c'est ici
Août 1789 en France. Les trotskystes avaient toujours soutenu qu'en
faisant sienne la théorie de la révolution permanente, en
avril 1917, Lenine était "devenu trotskyste". En réalité,
son désaccord avec Trotsky portait sur une série de points
révélés plus tard en 1920-22, surtout dans ses discours
au Xeme congrès du parti en 1921, lors de sa polémique contre
la première Opposition Ouvrière. Répliquant à
la thèse selon laquelle l'Etat soviétique n'était
autre qu'un "capitalisme d'Etat", Lenine affirmait que le capitalisme
d'Etat serait un progrès immense par rapport à la situation
présente de la Russie, qui n'était qu'un capitalisme de
petits producteurs sous un Etat contrôlé par un parti ouvrier
[15]. Or, pour Bordiga, une fois l'expression politique de la classe ouvrière
anéantie par le stalinisme, seul subsista le capitalisme de petits
producteurs.
§ 17 – Au début des années 20, Lenine donnait
au terme "Etat ouvrier à déformations bureaucratiques"
un sens très différent de celui de Trotsky en 1936. Sans
récapituler l'ensemble des thèses de chacun, rappelons que
l'enjeu d'une telle masse de prises de position ne recouvre rien moins
que deux visions marxistes opposées. Du point de vue trotskyste,
la permanence de la révolution, figée dans des "formes
de propriété", trouve sa confirmation dans la croissance
des forces productives [16]. Selon Bordiga, cette croissance démontre
seulement la nature bourgeoise de l'URSS. L'erreur de Trotsky n'était
pas de "sous-estimer" la paysannerie, mais de surestimer la
possibilité que les paysans ou la révolution agraire des
petits producteurs puisse avoir quoi que ce soit de commun avec une révolution
prolétarienne [17].
§ 18 – Staline, comme plus tard Mao, Ho-Chi-Minh, etc., incarnaient
pour Bordiga la figure du "grand révolutionnaire romantique"
au sens du XIXeme siècle, c'est-à-dire bourgeois : les régimes
staliniens nés après 1945 ne faisaient qu'étendre
la révolution bourgeoise, l'armée Rouge aidant à
exproprier la classe prussienne des Junkers, et ouvraient ainsi la voie
à une nouvelle politique agraire et à l'essor des forces
productives. Contre Socialisme ou Barbarie, qui dénonçait
ces régimes comme capitalistes d'état, Bordiga répliqua
par "En Avant les barbares !" ("Avanti barbari !"),
saluant l'aspect révolutionnaire bourgeois du stalinisme comme
son seul contenu réel [18]. Point n'est besoin d'approuver Bordiga
pour reconnaître que sa position était plus cohérente
que les pauvres analyses trotskystes, peignant après 45 les staliniens
d'Europe de l'Est, de Chine ou d'Indochine sous les traits de "réformistes"
aux abois, n'attendant qu'un prétexte pour se vendre a' l'impérialisme.
§ 19 – La supériorité du cadre conceptuel de
Bordiga sur celui de Trotsky tient d'abord à sa critique d'un postulat
de base du trotskysme et de ses dérivés, selon lequel le
stalinisme représenterait un "centre" entre une droite
boukharinienne et une gauche trotskyste. Certes, nul ne peut imaginer
en quoi la victoire de cette "droite" dans le débat sur
l'industrialisation aurait fait plus de mal au mouvement ouvrier international
que le triomphe du "centre" n'en a causé en réalité.
Pourtant, situer sans esprit critique le Trotsky d'après 1924 dans
une ligne de continuité marxiste, c'est accepter tacitement ce
spectre politique "gauche-droite", et tout ce qu'il implique.
§ 20 – Citons Trotsky en 1936 : "Le socialisme a démontré
son droit à la victoire, non dans les pages du Capital,
mais dans le langage de l'acier, du ciment et de l'électricité"
[19].
§ 21 – Ainsi définie, la révolution permanente
ne reposait plus sur la formation de soviets comme en 1905 et 1917, mais
sur des formes de propriété d'Etat, et tirait sa validité
de la croissance des forces productives : la capacité du régime
à développer 1'industrie à "l'époque
du pourrissement impérialiste" ne prouvait-elle pas sa nature
socialiste, dégénérée mais socialiste ? Le
fondateur de la IVeme Internationale parachevait ce qu'on peut appeler
une "révolution bourgeoise de substitution", typique
des IIeme et IIIeme Internationales.
§ 22 – Le trotskysme d'après-guerre, dont évidemment
Trotsky n'est pas responsable, vit dans l'industrialisation stalinienne
(à une époque où le tiers-monde ne montrait nulle
part de signe de croissance) la preuve définitive d'un caractère
socialiste, quoique dégénéré. A l'opposé,
Bordiga affirmait : le communisme ne se construit pas, ce n'est pas aux
communistes de "développer les forces productives", et
s'il est parfaitement vrai que l'Union Soviétique édifie
les "bases du socialisme", en d'autres termes... le capitalisme,
cela témoigne seulement du caractère bourgeois du régime.
§ 23 – Si l'on veut un exemple de courant ayant rompu avec
le parti pris pro-stalinien du trotskysme sans avoir au préalable
dressé le bilan des luttes de tendance des années 20, il
suffit de citer Shachtman et sa thèse du "collectivisme bureaucratique".
A en croire cette tendance, au moins dans ses affirmations des années
40, le stalinisme, par sa dynamique, partait à la conquête
du monde [20], et rivalisait avec le socialisme pour succéder historiquement
au capitalisme... ce que l'histoire récente s'est chargée
de réfuter. En outre, la vision de Schachtmann mettait entièrement
l'accent sur la question de la "démocratie", censée
constituer un critère absolu. Le socialisme étant conçu
comme un "collectivisme démocratique", son absence, ou
l'absence des superstructures capitalistes traditionnelles, attesterait
donc la présence d'un collectivisme bureaucratique. En d'autres
termes, la rupture de ce groupe avec le stalinisme, puis avec le trotskysme,
tourne entièrement autour du constat que l'évolution de
la Russie après 1917 ou 1921 était antidémocratique.
Réduire l'histoire à cette dimension (d'importance indéniable),
c'est admettre tacitement toute une "ligne de continuité"
qui aboutit à Trotsky et au Lenine revu par Trotsky, et ignorer
l'intuition de Boukharine sur 1'avenir prévisible de l'Etat stalinien.
Dans la mesure où la tradition shachtmanienne n'avait rien retenu
de la critique marxienne de l'économie politique, sa perspective
se résume finalement à l'opposition bureaucratie/démocratie.
Par là, comme Trotsky, elle réintroduit par la bande un
ensemble de tâches révolutionnaires bourgeoises qui s'étaient
glissées à l'intérieur du marxisme des IIeme et IIIeme
Internationales. Dans la gauche révolutionnaire anti-stalinienne,
Bordiga fut le seul à considérer la dynamique du "développement
des forces productives" comme preuve que l'URSS n'était en
rien un Etat ouvrier. (Le trotskysme, lui, en faisait une preuve définitive,
dans le cadre nationalisé et planifié.)
MARX ET LA RUSSIE
§ 24 – L'analyse ne s'arrête pas là. Si la raideur
théorique de Bordiga, due peut-être à sa formation
d'ingénieur, a le don d'agacer, elle a aussi pour mérite
de lui permettre d'aller à l'encontre de l'opinion courante. Il
part du principe que le programme communiste a été défini
une fois pour toutes par Marx et Engels en 1847, et confirmé l'année
suivante par le surgissement de courants communistes dans le mouvement
ouvrier, en France notamment. Bordiga est convaincu que Marx et Engels
ont établi une méthode "invariante", et que tôt
ou tard, tout "innovateur" doit finir sur les pas de Bernstein
ou de quelque autre habile philistin. Or, son attachement passionné
à des principes posés en 1848 le conduit à de surprenantes
conclusions touchant une dimension quasi oubliée de la tradition
marxiste
.
§ 25 – Bordiga croyait que tout ce que l'on pouvait penser
d'important sur la question russe l'avait déjà été
avant la mort de Marx, dont une série de textes des années
1877-83 reflète l'intérêt pour la Russie : sa correspondance
avec les populistes, plusieurs préfaces au Manifeste,
ainsi que deux mètres cube de notes sur l'agriculture russe accumulées
pendant les dix dernières années de sa vie, et retrouvées
après son décès [21]. Engels, qui ignorait l'ampleur
de ces recherches, fut furieux de constater que la question russe était
le véritable motif du retard du Capital [22].
§ 26 – Pour Bordiga, l'essentiel était la découverte
de la commune russe. Entre 1877 et 1881, Marx parvint à la conclusion
que grâce à cette commune rurale, la Russie pouvait sauter
l'étape capitaliste, peut-être même en l'absence d'une
révolution à l'Ouest, et donc que les paysans, avant la
capitalisation de l'agriculture, pourraient jouer un rôle central
dans une telle évolution. Selon Bordiga, la lettre de Marx à
Mikhailovski livre le noyau de l'héritage marxiste sur la question
russe :
§ 27 – "Si la Russie continue à marcher dans le
sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l'histoire
ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties
fatales du régime capitaliste ( . . ) et après cela, amenée
une fois au giron du régime capitaliste, elle en subira les lois
impitoyables, comme d'autres peuples" [23].
§ 28 – Peu avant sa mort, ainsi qu'il l'avait écrit
aux populistes, Marx estimait que la Russie venait de manquer son occasion
historique. Il incombait à Staline de réaliser la prophétie
marxienne en menant à terme "tout le processus sanglant de
l'accumulation capitaliste". Dans le même temps, cette dimension
de l'intérêt de Marx pour la Russie disparaissait au fond
de notes et d'archives poussiéreuses pendant près d'un siècle,
jusqu'à son exhumation récente par des auteurs comme Jacques
Camatte et Teodor Shanin [24].
BORDIGA CRITIQUE DE LA DEMOCRATIE
§ 29 – Un portrait de Bordiga serait incomplet s'il ne mentionnait
son attitude envers la démocratie. Il ne craignait pas de se définir
comme "anti-démocrate", se jugeant sur ce point en accord
avec Marx et Engels. Or, ce sujet est lié avec la question agraire.
§ 30 – L'hostilité de Bordiga pour la démocratie
n'a rien à voir avec le gangstérisme stalinien. Il interprète
même fascisme et stalinisme comme couronnement de la démocratie
bourgeoise [25] ! Pour lui, la démocratie signifie avant tout la
manipulation de la société réduite à une masse
informe. Il y oppose la "dictature du prolétariat", mise
en œuvre par le parti communiste fondé en 1847, et basée
sur les principes et le programme énoncés dans le Manifeste.
Bordiga cite volontiers la remarque d'Engels pour qui, "à
la veille de la révolution, toutes les forces de la réaction
se dresseront contre nous sous le drapeau de la démocratie pure".
A la vérité, il n'y a pas un adversaire des bolcheviks,
en 1921, des monarchistes aux anarchistes, qui n'ait exigé "les
soviets sans les bolcheviks". Bordiga était irréductiblement
opposé à l'idée qu'un contenu révolutionnaire
puisse sortir d'une confrontation démocratique d'opinions.
§ 31 – Quelques problèmes qu'elle soulève, à
la lumière des quatre-vingt dernières années, une
telle perspective a le mérite de souligner que, comme toute relation
sociale, le communisme est avant tout affaire de contenu, de programme
exprimé à travers des formes. Elle rappelle aussi ce fait
que, pour Marx, le communisme n'est pas un idéal à réaliser,
mais un "mouvement réel" né de la vieille société
et doté d'un ensemble de taches programmatiques [26]. Dans les
années 60, sous l'influence d'une Nouvelle Gauche pour qui la "société
d'abondance" était sur le point de résoudre les problèmes
"économiques", le débat tournait quasiment autour
de l'opposition bureaucratie/démocratie, et des formes d'organisation
qui les incarnaient [27]. A partir de 1974, du jour où la crise
économique bouleversa les règles du jeu, un tel formalisme
s'avéra de peu d'efficacité.
§ 32 – Vingt ans plus tôt, sommé denommerla classe
capitaliste dans ce qu'il analysait comme le capitalisme russe, Bordiga
répondait qu'elle existait dans les interstices de ce capitalisme,
en tant que classe en formation. Le concept de "capitalismed'état"était
selon lui dépourvu de sens, l'Etat ne pouvant être qu'un
instrument au service des intérêts d'une classe. Croire que
l'Etat puisse se charger, par exemple, d'instaurer un mode de production,
revenait par conséquent à renoncer au marxisme. Bordiga
voyait dans l'URSS une société en transition vers le capitalisme
[28].
§ 33 – La critique du formalisme a également des conséquences
politiques, liées pour Bordiga au rôle du parti. Farouchement
opposé au tournant droitier de l'Internationale en 1921, Bordiga
rejeta la stratégie de "front unique" définie
à son IIIeme congrès. Il refusa de fusionner l'aile gauche
du parti socialiste et le jeune parti communiste (où les "bordiguistes"
détenaient la majorité) né justement un an plus tôt
d'une scission d'avec le PSI. La conception bordiguienne du parti différait
totalement de celle du Komintern qui tentait de s'adapter au reflux révolutionnaire
caractérisé en 1921 par la défaite de l'action de
Mars en Allemagne, l'accord commercial anglo-russe, Cronstadt, la mise
en œuvre de la NEP et l'interdiction des fractions au sein du parti
bolchevik. Pour Bordiga, la stratégie des PC occidentaux, visant
à endiguer le reflux par absorption d'une large masse de socio-démocrates
de gauche grâce au "front unique", équivalait à
une capitulation totale devant ce qu'il pressentait comme un déclin
révolutionnaire durable. Nous sommes là au cœur de
sa critique de la démocratie. Car c'est au nom de la "conquête
des masses" que l'Internationale Communiste semblait accorder une
série de concessions programmatiques aux socio-démocrates
de gauche. Le programme était tout pour Bordiga, et le nombre de
cartes d'adhérents dépourvu de sens. Dans la période
de reflux, l'objectif consistait à maintenir le programme et à
poursuivre l'agitation et la propagande jusqu'au retour de la vague révolutionnaire,
non à diluer le parti dans une course vaine aux succès d'un
jour.
§ 34 – Chacun peut récuser une telle conception, qui
risque d'enfermer dans le monde clos d'une secte, ce que les bordiguistes
sont indiscutablement devenus. Elle a cependant le mérite de souligner
une vérité toujours ignorée par l'aile trotskyste
de l'opposition internationale de gauche et ses succédanés
: Si les partis "de masse" d'Europe de l'Ouest se sont engloutis
dans le stalinisme à la fin des années 20, les fondements
de cette évolution résident dans le virage de 1921. Nul
besoin pour s'en convaincre d'adopter une position antidémocratique.
Que Bordiga ait gravement méconnu le rôle des soviets et
des conseils ouvriers en Russie, en Allemagne, et en Italie, c'est indéniable.
Mais il avait raison, contre le Komintern quant aux conséquences
sociologiques du front unique de 1921 et de la "bolchevisation"
d'après 1924 pour 1'avenir des PC occidentaux : le stalinisme devra
une bonne part de sa base sociale aux éléments entrés
dans les PC à la faveur du front unique [29]. Non seulement Bordiga
aide ainsi à situer la dégénérescence du mouvement
communiste mondial en 1921, et non par exemple en 1927 (défaite
de Trotsky), mais il évite de sombrer dans de vains appels à
"plus de démocratie". La dichotomie abstraite et formelle
bureaucratie/démocratie, à travers laquelle la tradition
trotskyste interprète ce moment crucial de l'histoire de l'Internationale
Communiste, fut alors séparée de tout contenu. Jusqu'à
sa mort, Bordiga se considéra léniniste, et jamais il ne
polémiqua directement contre Lenine. Mais son appréciation
totalement différente de la conjoncture de 1921, de ses effets
sur l'Internationale Communiste, et son opposition à Lenine et
Trotsky sur la question du front unique, éclairent un tournant
crucial généralement obscurci par le trotskysme et ses héritiers.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU
§ 35 – L'idée bordiguienne selon laquelle le capitalisme
est synonyme de révolution agraire offre la clé du XXeme
siècle, en tout cas la clé de ce que la gauche a baptisé
"révolutionnaire" au XXeme siècle, et permet de
réinterpréter l'histoire du marxisme, et son imbrication
avec les idéologies de 1' industrialisation des zones arriérées.
§ 36 – Si Bordiga ne fournit aucune recette pour "dérussifier"
le filtre à travers lequel les révolutionnaires se représentent
le monde, l'accent mis sur la question agraire peut cependant y contribuer.
La "question russe", qui paraît aujourd'hui antédiluvienne,
était le paradigme obligé de la gauche européenne
et américaine au milieu des années 70. Tout un milieu politique
semblait lire dans l'histoire de la Révolution d'Octobre et de
l'Internationale Communiste, année par année, mois pares
mois, comme le secret de 1'univers entier. Si quelqu'un déclarait
que la Révolution russe avait été vaincue en 1919,
1921, ou 1923, ou en 1927, en 1936, voire en 1953, chacun pouvait se faire
une idée relativement juste de ce qu'il pensait sur tous les sujets
possibles : la nature de l'URSS, de la Chine, la nature des Partis Communistes,
de la social-démocratie et des syndicats, le Front Unique, le Front
Populaire, les mouvements de libération nationale, le rapport entre
parti et classe, la signification des soviets et des conseils ouvriers,
la philosophie, l'esthétique, et si Luxemburg ou Boukharine avait
une théorie juste de l'impérialisme...
§ 37 – La simple énumération des événements
majeurs depuis 1975 indique à quel point le monde a changé
en vingt-cinq ans. Dans les années 80, en portant Thatcher au pouvoir
en Angleterre, Reagan aux Etats-Unis, Mitterrand en France, Gorbatchev
en Russie et Deng en Chine, un raz-de-marée "néo-libéral"
(au sens de von Rayek et von Mises) submergea l'étatisme mis en
place tant par la social-démocratie, le stalinisme et le keynesienisme,
que par le bonapartisme dans le tiers-monde. La connaissance par le menu
de la Révolution russe entre 1917 en 1928, et la "vision mondiale"
qui en découlait, préparaient mal à saisir l'évolution
de la Chine après 1976, la Russie gorbatchevienne, le dynamisme
des Nouveaux Pays Industriels, la guerre sino-vietnamo-cambodgienne, l'effondrement
des PC d'Europe de l'Ouest, l'endiguement du travaillisme anglais, des
démocrates américains et du SPD allemand par la droite,
la dérive néo-libérale de Mitterrand, ou la poussée
de forts courants "anti-étatistes" dans des pays aussi
mercantilistes que le Mexique ou l'Inde. On pourrait y ajouter un mouvement
ouvrier polonais lourdement teinté de nationalisme religieux, le
retour des fondamentalismes musulman, juif et chrétien, la désindustrialisation,
enfin la montée du "high tech" et d'une nouvelle classe
moyenne (gentrification). Aucun de ces phénomènes ne réfute
Marx, mais tous réfutent la tendance quasi-universelle de la gauche
occidentale, jusque dans les années 70, à passer la réalité
au filtre légué par Octobre 17.
§ 38 – Les pages les plus glorieuses de la social-démocratie
allemande et du bolchevisme n'offraient pas une boussole fiable pour naviguer
au milieu de ces réalités nouvelles. Certes, jamais celui
qui ne s'alignait sur l'Est ni sur l'Ouest, revendiquant une cohérence
minimale, n'avait nourri d'illusion sur des sociétés bureaucratiques
en crise au milieu des années 70. L'émergence des Nouveaux
Pays Industriels ne l'en plongeait pas moins dans le désarroi :
n'adhérait-il pas à la théorie léniniste de
l'impérialisme, et avec elle aux prédictions dérivées
des trois premiers congrès de l'Internationale Communiste, notamment
la certitude stalinienne implicite de l'incapacité du marché
mondial à industrialiser le tiers-monde [30] ?
§ 39 — Mais le désarroi frappe aussi à un niveau
plus profond, au cœur d'une identité révolutionnaire
héritée des IIeme et IIIeme Internationales.
DES MEDICIS A TOGLIATTI, DE LOUIS XIV A
MAURICE THOREZ
§ 40 – Si l'on dresse la carte des Partis Communistes de masse,
et des régimes staliniens entre 1920 et 1975, elle coïncide
presque parfaitement avec la géographie du despotisme éclairé
entre 1648 et 1789 : France, Allemagne, Russie, Espagne, Portugal, Suède
(siège du PC scandinave le plus important, le seul qui n'ait pas
connu une existence de secte après 1945). Les PC de masse sont
insignifiants en Grande Bretagne, aux Etats-Unis, en Hollande, en Suisse,
et dans les colonies de peuplement comme l'Australie, la Nouvelle Zélande
et le Canada. Seule exception apparente, le Parti Communiste Italien.
Mais l'Italie a donné naissance au prototype de l'Etat absolutiste
éclairé : laïcité - Etat mercantiliste régnant
sur toute une région, et la localisation des places fortes du Parti
Communiste italien semble recouper les expériences régionales
de l'Ancien Régime. Le PCI est d'ailleurs le plus "social-démocrate"
des grands Parti Communistes occidentaux après 1945, ce qui explique
évidemment que lui seul ait résisté au temps.
§ 41 – Le rapport entre la présence d'un Etat despotique
éclairé après 1648 et l'existence d'un Parti Communiste
nombreux ou d'un régime stalinien en 1945 tient à la question
agraire. Ces Etats, dont la France est l'exemple type, furent créés
afin d'accélérer la capitalisation de l'agriculture. Consciemment
ou non, ils infligeaient à leur paysannerie ce que l'Etat soviétique
a fait subir aux paysans russes à partir de 1928, et que les pays
capitalistes libéraux ont accompli au XIXeme siècle. Grâce
à l'impôt, les monarques absolutistes éclairés
saignaient la paysannerie pour financer l'accumulation. Ces méthodes
constituaient une riposte aux sociétés civiles "protestantes",
dont la prospérité reposait sur la capitalisation antérieure
de l'agriculture. L'Angleterre en offre le meilleur exemple [31]. Le capitalisme
suppose la révolution agraire : 1'industrie, la ville et le travailleur
urbain sont impossibles sans une intensification de la productivité
agricole, seule capable d'obtenir le surplus qui libérera de la
terre la force de travail. Là où ce n'était pas réalisé
en 1648 (fin de la guerre de Trente Ans, et donc des guerres de Religion),
l'étatisme a du l'accomplir autoritairement. Ainsi naquit la tradition
continentale du mercantilisme, prolongée après la Révolution
française sous une forme mieux adaptée au XIXeme siècle.
Telle fut la fonction du Second Empire, et surtout de la Prusse bismarkienne,
puis de l'Allemagne dominée par la Prusse après son unification
en 1870. Le modèle prussien inspira alors tous les "développements
tardifs" de par le monde, à commencer par la Russie [32].
§ 42 – Le schéma de Barrington Moore, remis en perspective,
se dégage ici dans toute sa netteté : la décennie
1860-70 constitue une période charnière, qui voit la Guerre
de Sécession, les unifications allemande et italienne, la fin du
servage en Russie, et au Japon le début de l'ère Meiji.
Ajoutons l'essor industriel du Second Empire et la naissance de la IIIème
République - mais ce sont des réalités d'ordre secondaire.
Si un pays ne s'est pas "réorganisé" sur le plan
interne vers 1870, il n'a aucune chance de figurer dans la peloton de
tête des grands pays industriels en 1914. D'autre part, sur les
cinq pays de despotisme éclairé que nous avons cités,
sans tenir compte de la France, quatre vivaient en 1933 sous des régimes
mercantilistes autoritaires ou totalitaires. Les seules grandes puissances
à échapper à la dictature dans les années
30 sont celles qui avaient pris une part significative au premier marché
capitaliste de l'Atlantique-Nord : Etats-Unis, Grande Bretagne, France.
Parmi les pays réorganisés autour de 1860, un seul ne s'était
d'ailleurs pas orienté sur une voie autoritaire : les Etats-Unis.
On mesure ici le poids de l'expérience historique préindustrielle.
§ 43 – Pourquoi les années 1860-70 représentent-elles
un point de rupture ? La dépression mondiale de 1873, et en particulier
la crise agraire, apporte sans doute la réponse [33]. En devenant
les premiers exportateurs mondiaux de céréales, les Etats-Unis,
le Canada, l'Argentine, l'Australie et la Russie recomposaient pour l'essentiel
la configuration historique de 1648 : les états continentaux réagissaient
tous à la crise agraire de 1873-96 en abritant leur agriculture
nationale derrière le mur du protectionnisme. En Allemagne, cas
le plus remarquable, l'alliance du Seigle et de l'Acier entre les Junkers
et les industriels scella la soumission du capitalisme libéral
à l'Etat prussien dominé par les Junkers. Mais la France,
la péninsule ibérique, l'Italie et l'empire austro-hongrois
vivaient des scénarios similaires. L'émergence des Etats-Unis,
de l'Argentine et de l'Australie sur le marché agricole mondial
délimita pour plus d'un siècle le cercle du développement
capitaliste le plus avancé. En 1890, transporter en bateau du b1é
de Buenos Aires à Barcelone coûtait moins cher que de l'expédier
à 100 km de là par voie terrestre. L'agriculture des Etats
mercantilistes continentaux perdait toute rentabilité sur le plan
international. Les conséquences d'un tel état de fait pour
l'évolution du mouvement ouvrier n'ont pas reçu l'attention
qu'elles méritent.
MARX ET MARXISME
§ 44 – La tradition révolutionnaire concevait avant
tout socialisme et communisme comme produits de l'éclatement du
Tiers-Etat. C'est dans et après la Révolution française
qu'apparaissent Babeuf, les Enragés, l'aile radicale du jacobinisme,
plus tard les révolutionnaires de 1848 en France et en Europe,
y compris le chartisme qui atteint alors son apogée. Il suffisait
de se laisser convaincre par l'histoire : un même cours historique,
parti de 1793-97, traverse 1830, 1848, la Commune, suit la progression
du SPD jusqu'en 1914, grossit en 1905 puis en 1917, passant ainsi de France
en Allemagne puis en Russie, et culmine dans le soulèvement mondial
manqué de 1917-21, avec des situations quasi révolutionnaires
en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en Espagne, et des grèves
insurrectionnelles sur presque tous les continents. Le mouvement ouvrier
classique connut alors son zénith. C.L.R.James a écrit que
l'histoire s'était figée au moment où le front germano-russe
s'effondra en 1917-18. L'échec en Allemagne et la défaite
de la vague prolétarienne mondiale ont coïncidé avec
les temps les plus forts que la révolution ait jamais connus. L'orthodoxie
lénino-trotskyste s'est nourrie d'une telle trajectoire : Si la
révolution allemande avait sauvé la Russie de son isolement,
le XXeme siècle aurait suivi un tout autre chemin... Cette vision
historique a eu une grande valeur heuristique en permettant de ne pas
tomber dans les pièges socio-démocrates, staliniens, maoïstes
ou tiers-mondistes. Se dire trotskyste, ou refuser de s'aligner sur l'un
des blocs, ou se vouloir ultra-gauche, revient à considérer
l'histoire du point d'observation des soviets allemands et russes de 1917-21.
Loin d'être mauvais, un tel repère est certainement un meilleur
critère d'appréciation du mouvement communiste que l'état-providence
keynesien, les statistiques du premier Plan Quinquennal, ou les communes
agraires chinoises. Mais il n'en mène pas moins à une impasse,
car il aboutit à apprécier l'histoire à la façon
d'un stratège Kominternien de 1920, et à reprendre le fil
rouge au moment où se sont arrêtées les révolutions
d'Europe centrale et orientale dirigées contre les Hohenzollern,
les Habsbourg et les Romanov. Un abîme sépare pourtant ces
révolutions, et leur caractère double, de la situation présente
[34].
§ 45 – La double nature d'Octobre 17 correspondait à
une révolution réalisant les taches de la révolution
bourgeoise sous la direction de la classe ouvrière, avant que le
stalinisme en étouffe pour de bon le contenu politique prolétarien.
Tracer une ligne de continuité acritique dans laquelle Lenine et
Trotsky passent pour les continuateurs de Marx au début du XXeme
siècle, faire de la Révolution russe la pierre de touche
de notre temps (le tournant historique où l'histoire a raté
son tournant, selon une formule célèbre), équivaut
à avaliser toute une perspective historique, avant et depuis 1917.
Cela revient à accepter la légende présentant la
social-démocratie allemande comme un parti révolutionnaire
marxiste jusqu'à l'année 1890... ou 1898... ou 1914, date
à laquelle le révisionnisme aurait pris le pouvoir dans
le SPD. L'image du "meilleur de la social-démocratie allemande
et du bolchevisme" repose sur un mythe fondateur, celui qui repeint
en rose vif les débuts du SPD. C'est par ce biais que la gauche
internationale s'est laissé imposer de voir le monde à travers
les lunettes de l'Aufklärung, empruntées à la bureaucratie
du despotisme éclairé.
§ 46 – Considérons d'abord le matérialisme "vulgaire",
pain quotidien du mouvement ouvrier classique, originellement autour du
SPD, puis chez les bolcheviks, et présent dans les IIeme, IIIeme
et IVeme Internationales.
§ 47 – Après avoir découvert les Manuscrits
de 1844, l'empreinte" hégélienne dans le Capital,
les "Thèses sur Feuerbach", les Grundrisse,
Korsch, etc., beaucoup se sont demandé comment le mouvement ouvrier
avait pu se laisser gagner par le "marxisme vulgaire". Pourquoi
le matérialisme pré-kantien qui, à l'inverse de celui
de Marx, ne s'était pas confronté à Feuerbach ni
à l'idéalisme allemand, ressemble-t-il tant au matérialisme
des Lumières anglaises et françaises du XVIIIeme siècle,
c'est-à-dire à l'idéologie de la révolution
bourgeoise ? Si nous excluons d'emblée le jugement psychologique
et moraliste selon lequel "ils avaient de mauvaises idées",
le marxisme peut-il expliquer historiquement sa propre domination par
le marxisme vulgaire ?
§ 48 – La solution est peut-être mois compliquée
qu'il y paraît. Si le matérialisme du mouvement ouvrier classique,
incarné par le SPD de 1860 à 1914, puis propagé par
la Révolution russe, différait peu épistémologiquement
du matérialisme révolutionnaire bourgeois, cela tient sans
doute à ce que le mouvement ouvrier d'Europe centrale et orientale
prolongeait la révolution bourgeoise. Même celui pour qui
les années héroïques du SPD représentent une
sorte de modèle, concevra difficilement une meilleure explication.
Finalement, nous ne sommes guère éloignés de la théorie
trotskyste du développement inégal et combiné : là
où la bourgeoisie est trop faible pour affronter l'Ancien Régime,
la tache en incombe à la classe ouvrière. (Mais l'erreur
de Trotsky était de croire qu'ainsi les ouvriers construisaient
le socialisme).
§ 49 – Le marxisme "vulgaire" a nourri la vision
du monde exposée dans les brochures de vulgarisation du vieil Engels,
ainsi que dans les écrits de Bebel, de Kautsky, de Wilhelm Liebknecht,
du Bernstein d'avant le révisionnisme, et de Plekhanov, tous figures
éminentes de la IIeme internationale dont Lenine et les bolcheviks
furent les é1èves. On ne doit jamais oublier que Lenine
s'est laissé abuser par Kautsky et l'orthodoxie du "centre"
du SPD jusqu'en 1911-12, et qu'en 1914 il refusa de croire les articles
de presse annonçant le vote des crédits militaires par le
SPD, révélant ainsi à quel point un tel milieu l'avait
influencé. C'est pour comprendre les causes de l'effondrement du
SPD que Lenine écrivit ensuite L'Impérialisme. Trotsky devait
plus tard y ajouter "l'absence de direction révolutionnaire"
afin d'expliquer la défaite en Europe occidentale après
la guerre.
§ 50 – Raya Dunayevskaya a raconté comment Lenine s'était
précipité à la bibliothèque de Zurich pour
lire dans la logique de Hegel les raisons de la débâcle socialiste.
Peut-être la scène est-elle apocryphe [35] ; en tout cas,
le "vieux Lenine" n'a eu aucune influence sur le marxisme officiel
postérieur à 1917, IVeme Internationale incluse. En 1923,
les conceptions philosophiques de Lukacs et Korsch étaient la risée
de la Komintern. Quarante ans plus tard, dans les cercles les mieux avertis
de la gauche américaine, le texte de langue anglaise le plus éclairant
sur les fondements philosophiques du marxisme était le livre de
Sidney Hook, Towards an Understanding of Karl Marx : la situation
n'a évolué qu'avec la vague de traductions du français,
de l'allemand et de l'italien entraînées par 1968. L'impact
de la découverte des premiers écrits de Marx, de l'étendue
de sa dette envers Hegel, de la critique du matérialisme vulgaire
dans les Thèses sur Feuerbach, et d'œuvres comme
les Grundrisse, n'a vraiment dépassé un cercle
étroit de spécialistes que dans les années 50 et
60. Cela doit bien s'expliquer par une cause historique, car il ne s'agit
pas seulement de savoir qui a publié quoi, quand et où.
les Grundrisse, par exemple, ont d'abord été tirés
à 200 exemplaires en allemand, à Moscou, en 1939-41.
§ 51 — La clé d'un tel anachronisme idéologique
ne saurait être, nous l'avons dit, qu'"ils avaient de mauvaises
idées". La réponse se situe forcément à
un niveau plus profond, dans 1'histoire de l'accumulation, et la façon
dont s'y modela la lutte de classe mondiale. Là encore, la tradition
bordiguiste a mis au jour des horizons ignorés des grands débats
des années 60 et 70, mais qui établissent un lien entre
question agraire, périodisation de l'accumulation capitaliste,
rôle véritable de la social-démocratie et du bolchevisme,
et implantation des PC de masse dans les pays de l'absolutisme éclairé.
COMMENT PERIODISER LE CAPITALISME ?
§ 52 – La vision la plus stimulante en la matière vient
de "néo-bordiguistes" français, influencés
par Bordiga, sans perdre leur esprit critique. Méconnaissant la
signification historique des soviets, des conseils ouvriers et de la démocratie
ouvrière, Bordiga avait tout réduit au parti. Les néo-bordiguistes
tentèrent une synthèse entre la gauche italienne et la gauche
germano-hollandaise, laquelle, à l'inverse, avait glorifié
les conseils et attribué au "leninisme" tout ce qui avait
mal tourné après 1917.
§ 53 – Ces courants français mettaient en avant un texte
de Marx qui, à terme, pourrait se révéler plus décisif
que ses autres écrits exhumés dans les années 50
et 60 : le Sixième Chapitre inédit du Livre I du
Capital [36]. On ignore pourquoi Marx a retranché de la
version finale ce qui constitue une Phénoménologie de l'Esprit
matérialiste. Quelques pages suffisent à réfuter
la thèse althussérienne selon laquelle, parvenu à
maturité, Marx aurait oublié Hegel. Mais la preuve de la
continuité avec la méthode hégélienne n'est
pas ici l'essentiel. Les concepts fondamentaux élabores dans le
texte sont les distinctions entre plus-value absolue et relative, et ce
que Marx appelle les phases "extensive" et "intensive"
de l'accumulation, correspondant à la domination "formelle"
et "réelle" du capital sur le travail.
§ 54 – Les concepts se présentent dans leur abstraction,
sans que l'auteur s'efforce de les appliquer à des faits historiques.
Mais l'ultra-gauche française reprit ces distinctions pour périodiser
l'évolution du capitalisme. Les marxistes ne sont pas les seuls
à découper l'histoire économique en phases "extensive"
et "intensive" : des universitaires avaient déjà
utilisé ces notions à des fins purement descriptives. Un
groupe résume ainsi la domination réelle : "la phase
qui désubstantifie l'ouvrier pour ne laisser subsister que le prolétaire"
[37]. Cette formule vaut réfutation de Gutman et de toute la Nouvelle
Histoire du Travail (New Labour History) qui s'en inspire. Le
Sixième Chapitre présente la transition vers l'accumulation
"intensive" comme la "réduction du travail à
la forme capitaliste la plus générale de travail abstrait"
- définition précise du procès de production de masse
au XXeme siècle dans le monde capitaliste le plus moderne. La Nouvelle
Histoire du Travail, elle, n'est qu'une longue plainte nostalgique d'une
domination formelle révolue.
§ 55 – Le Sixième Chapitre inédit éclaire
aussi la "renaissance hégélienne" dans le marxisme,
et montre pourquoi un intérêt réel pour les racines
hégéliennes de Marx, apparu d'abord dans l'Allemagne des
années 20, chez Lukacs, Korsch et l'école de Francfort,
attendit 1950 pour atteindre la France. Le marxisme vulgaire était
devenu une idéologie à la mode parmi les intellectuels français
entre 1930 et 1950, c'est-à-dire à l'époque du Front
Populaire. Comment expliquer ce décalage de trente ans ?
§ 56 – La réponse réside dans l'immense supériorité
du développement industriel allemand dans les années 20
: la France ne se posa en rivale qu'après 1950. Le marxisme "hégelianisé'"
ne semble pas sans rapport avec la domination réelle caractérisée
par l'accumulation intensive. Il est également intéressant
que l'Italie, bien avant la France, ait connu une culture marxiste "germanisée"
et de haut niveau. Il est tentant de rapprocher cette situation du statut
de l'Italie en tant que "dernier arrivant" sur la scène
politique, n'ayant pas participé, contrairement à la France,
à la première économie capitaliste de l'Atlantique-Nord
et à la vague révolutionnaire de 1770-1815. La tradition
jacobine française, qu'elle s'exprime par le rationalisme d'Auguste
Comte, de Saint-Simon et de Guesde, l'idéalisme kantien de Jaurès,
le rationalisme anarchiste anticlérical (avec sa foi en la science),
ou le positivisme "laïc et républicain" de la III
République, demeurait en deçà de la pensée
allemande post-kantienne. L'Italie fut "germanisée" après
1890, la France seulement entre 1930 et 1960.
§ 57 — La tradition lénino-trotskyste divise l'histoire
du capitalisme en deux phases coupées par la guerre de 14-18, laquelle
inaugure "l'ère du déclin impérialiste".
Née avant le premier conflit mondial, cette théorie trouve
sa source dans la controverse sur le "capital de monopole",
qui vit s'opposer Hobson, Hilferding et Lenine. A l'âge d'or de
la IIeme Internationale, le capitalisme semblait différent du système
décrit par Marx. Les Livres II et III du Capital, on le sait, ne
furent disponibles qu'en 1885 et 1894, et les militants n'abordaient "l'économie
marxiste" que dans le Livre I, ou plus prosaïquement dans des
brochures de vulgarisation comme "Salaire, prix et profit".
Le capitalisme paraissait évoluer d'une phase "concurrentielle"
et de "laisser faire", à une période de cartels,
de monopoles, d'impérialisme impulsé par l'état,
de montée en puissance du capital financier, de course aux armements
et de partage colonial du monde. Vers 1910, Hilferding en synthétisa
les éléments sous le terme de "capitalisme organisé".
§ 58 – La première guerre marqua un tournant. Octobre
17 prouvait, selon la formule de Lenine, que "chaque grève
contient en germe la révolution prolétarienne", ce
que les années 1917-21 semblèrent bien près de confirmer.
Après une stabilisation éphémère, vinrent
la crisede 1929, le fascisme, le stalinisme, puis un second conflit mondial,
suivi a son tour d'incessantes guerres de libération nationale.
Un faisceau de phénomènes bien réels confortaitla
vision du monde codifiée dès les premiers congrès
de l'Internationale Communiste, en parfaite continuité avec la
vulgate kautskyste d'avant 14 : caractérisation de la période
comme celle du "capital de monopole" (théorisé
de façon la plus convaincante par Boukharine), thèses trotskystes
de la révolution permanente et du développement inégal
et combiné, et définition de l'époque comme "déclin
impérialiste". En 1950, qui aurait osé nier vivre "l'ère
du déclin impérialiste" ?
§ 59 — Tel était l'héritage repris après
68 par les meilleures tentatives de renouer avec le potentiel révolutionnaire
surgi dans 1'aire germano-polono-russe en 1905 et 1917.Cette périodisation
de l'histoire moderne permettait de considérer le monde du point
de vue de Moscou en 1920, ce qui, une fois encore, redonnait centralité
et fécondité apparente au dévoilement de l'histoire
de la Révolution russe et du Komintern entre 1917 et 1928. Trotskyste,
schactmaniste ou ultra-gauchiste, chacun faisait de cette histoire sa
pierre philosophale. Même l'adversaire le plus irréductible
de la social-démocratie ou du bonapartisme dans le tiers-monde
s'y opposait du lieu stratégique de la démocratie ouvrière
de type soviétique ou conseilliste, et déduisait de 1920
son explication du monde de1970.Le mouvement révolutionnaire n'avait-il
pas atteint son apogée cinquante ans plus tôt en Allemagne
et en Russie ? Tous les événements depuis lors n'étaient-ils
pas synonymes de catastrophe capitaliste ou de cauchemar bureaucratique
? Bordiga prévoyait cette attitude quand il écrivait dans
les années 50 : "ce n'est pas parce que l'évolution
sociale dans une zone (l'Europe et les Etats-Unis - L.G.) atteint l'avant-dernière
étape, que l'évolution du reste de la planète ne
présente socialement aucun intérêt". La vision
du monde dominante chez les radicaux (et alors partagée par l'auteur)
excluait en effet que l'évolution du reste de la planète
puisse offrir socialement le moindre intérêt. Qui pouvait
sérieusement proposer la Chine, la Corée du Nord, l'Albanie,
ou les mouvements de libération nationale et leurs états,
comme modèles àl'ouvrier de Détroit ou de Turin ?
Pourtant, ce point de vue, quoique formellement correct, était
dépassé.
UN MODELE INADEQUAT
§ 60 – Ce modèle était dépassé
parce qu'il méconnaissait une évolution déjà
à l'oeuvre. L'industrialisation du tiers-monde, doublée
de l'essor des secteurs à haute technologie, allait écraser
le mouvement ouvrier occidental sur lequel reposait toute la perspective
antérieure. En 1970, en pleine glorification stalinienne, maoïste
et tiers-mondiste des révolutions paysannes-bureaucratiques, il
était juste et révolutionnaire de considérer la classe
ouvrière occidentale comme la seule capable de mettre fin à
la société de classe. Refuser les sornettes tiers-mondistes
s'imposait alors autant que s'impose aujourd'hui le rejet de leurs versions
affadies. Mais ce qui a changé, c'est que la désindustrialisation
en Occident et l'industrialisation du tiers-monde (deux faces de la même
médaille) ont donné naissance à de véritables
mouvements ouvriers sur d'autres continents, dont la Corée du Sud
offre l'exemple le plus remarquable.
§ 61 – Vers 1975, le monde ressemblait beaucoup à une
extrapolation de l'image héroïque des débuts de la
Komintern. Comme en 1914, Europe occidentale, Etats-Unis et Japon figuraient
au centre du monde industriel. Ainsi que nous l'avons vu, faute de "réorganisation"
interne après1860, un pays n'avait aucune chance d'appartenir au
cercle des premières puissances économiques en 1914, ni
d'y être entré en 1975. Dans ce club très fermé,
la proportion d'ouvriers de l'industrie, après avoir culminé
à 45% en Allemagne et en Angleterre en 1900-1914, approchait encore
de ce chiffre pour l'ensemble des zones les plus modernes au début
des années 1970. En gros, le monde capitaliste avancé était
passé d'une répartition de la population active de 45% dans
l'industrie, 45% dans l'agriculture et 10% dans les services en 1900-1914,
à 45% dans l'industrie, 5-10% dans l'agriculture et 40-45% dans
les services, sans parler de l'apparition d'un énorme secteur d'armement
à peine né au tournant du siècle.
§ 62 – En 1815-1914, phase "classique" ou "concurrentielle",
le capital avait surtout transformé des paysans en ouvriers, aux
Etats-Unis, en Angleterre, en France et en Allemagne. Dans la période
qui suit 1914 (mais s'amorce autour de 1890), la nouvelle phase du capitalisme
"organisé'"ou "de monopole", "époque
du déclin impérialiste", s'obstina à dépeupler
les campagnes du mondeoccidental (au sens large, incluant l'Amérique
latine, les Caraïbes, l'Europe du Sud et l'Afrique), mais au lieu
de continuer à accroître le travail industriel, elle mit
à profit la productivité bien supérieure d'une main
d'œuvre à effectifs constants, pour promouvoir un secteur
tertiaire de cols blancs chaque année plus nombreux, ainsi que
l'économie d'armement.
§ 63 – Pour revenir à notre thème central, les
PC commencèrent à s'effriter et à céder du
terrain devant des partis de type socio-démocrates au moment même
où le secteur agricole tombait à un pourcentage dérisoire
de la population active (5 à 10%). Il suffit de voir l'évolution
de la France et de l'Espagne depuis vingt ans.
§ 64 – Si le cas portugais est différent, c'est justement
parce qu'une proportion considérable de la population active y
travaille encore dans la petite production. L'exode rural constitua aussi
la toile de fond de l'évolution du Parti Communiste italien. L'Europe
du Nord et les Etats-Unis en avaient fait autrefois et autrement l'expérience.
Le rôle de la petite production agricole se retrouve enfin dans
les difficultés rencontrées par l'Europe de l'Est et l'URSS,
contraintes par l'épuisement de la phase d'accumulation extensive
d'en venir à la phase intensive déjà atteinte en
Occident à travers la crise de 1914-45.
§ 65 – En un mot, de l'absolutisme éclairé du
XVIIeme siècle aux PC du XXeme, la problématique est celle
de la phase extensive de l'accumulation : la transformation des paysans
en ouvriers. On peut en conclure qu'une société n'est pleinement
capitaliste que si une faible proportion de sa population active travaille
dans l'agriculture, et si elle est passée de la phase extensive-formelle
à la phase intensive-réelle. Il s'ensuit qu'en 1900, ni
l'Europe ni les Etats-Unis n'étaient aussi capitalistes que l'imaginaient
les socialistes, et que le mouvement ouvrier, du moins ses courants dominants,
visait avant tout à engager le capitalisme dans sa phase intensive.
QUELLE REVOLUTION ?
§ 66 – Dans l'histoire de la gauche internationale, la question
agraire a revêtu les formes les plus diverses : révolutions
paysannes contemporaines des révolutions française et russe
; capitalisation de l'agriculture au sud des Etats-Unis provoquée
par la guerre de Sécession ; crise agraire après 1873 ;
exode rural en Europe au lendemain de 1945... Ces phénomènes
sont évidemment de nature distincte. Considérons seulement
le critère d'une société "pleinement capitaliste"
: l'accumulation intensive liée à la réduction de
la main d'œuvre agricole à 5 ou 10% de la population active.
L'agriculture capitaliste, c'est la campagne mécanisée américaine.
En ce sens, la question agraire n'a pas été résolue
en France après 1789, mais entre 1945 et 1973. Le rapport entre
l'agriculture et l'accumulation intensive dans l'industrie, c'est la baisse
du coût de la nourriture en proportion du budget ouvrier, baisse
qui dégage du pouvoir d'achat pour les biens de consommation durables
(tels l'automobile), lesquels sont la base de la production de masse au
XXeme siècle.
§ 67 – En résumé, le marxisme vulgaire fut une
idéologie de l'intelligentsia d'Europe centrale et orientale venue
au mouvement ouvrier en lutte pour mener à bien la révolution
bourgeoise. Ses emprunts au matérialisme bourgeois pré-kantien
d'avant 1789, loin d'être le fruit d'une "dérive",
exprimaient le contenu réel du mouvement qui lui avait donné
naissance. Ce mouvement social n'est lui-même compréhensible
qu'à l'aide des concepts d'accumulation extensive/intensive, et
de domination formelle/réelle. La thèse de la IIIeme Internationale,
formulée par Hilferding et Lenine, d'un "capitalisme organisé'"
et "de monopole" revient, elle, à occulter la transition
entre les phases extensive et intensive. Le marxisme officiel apparaît
donc comme le point de vue d'une élite d'état en formation,
détenant le pouvoir ou y aspirant, dont l'action aboutit à
une nouvelle forme de capitalisme (la domination réelle) qu'elle
baptise socialisme.
§ 68 – Ce qui fait la force d'une telle analyse, c'est d'échapper
au moralisme, et d'offrir une explication "sociologique" d'une
épistémologie. Le matérialisme hérité
des Lumières convenait fort bien à un corps de fonctionnaires
constituant les cadres d'un futur Etat planificateur, dont la théorie
léniniste de l'impérialisme justifiait parfaitement la politique
économique. A l'opposé du marxisme, cette vision substitue
aux rapports de production la notion de "forces" empruntée
à Dühring. De Lenine et Boukharine, en passant par Baran,
Sweezy, Bettelheim et Samir Amin, jusqu'à Pol Pot (tout en reconnaissant
discontinuité et dégénérescence, mais aussi
continuité), la théorie du "capitalisme de monopole"
est une théorie de bureaucrates fondamentalement opposés
à la classe ouvrière. Cette vision attribue le réformisme
ouvrier en Occident aux surprofits impérialistes. Dans les pays
sous-développés où elle détient le pouvoir,
cette idéologie elle masque la lutte d'intérêt entre
élite bureaucratique d'état et classes ouvrière et
paysanne.
§ 69 – Les néo-bordiguistes français, notamment
Jacques Camatte, ont montré que la Russie est le lieu principal
où le marxisme fut transformé d'une théorie de la
"communauté humaine matérielle", d'un mouvement
réel né de la maturité capitaliste, en quelque chose
qui doit être construit contre l'arriération pré-capitaliste.
Il suffit de comparer la position élaborée par Marx sur
la question russe entre 1877 et 1883, avec la polémique bolchevik
contre le populisme finissant, après 1890. Quoique Marx ait eu
en tête quand il a étudié la commune russe comme base
d'un "saut" immédiat dans le communisme, jamais il n'aurait
écrit, comme Trotsky en 1936, que "le socialisme lutte désormais
contre le capitalisme par des milliers de tonnes d'acier et de ciment".
§ 70 – Certes, l'oeuvre marxienne n'est pas exempte de discours
productivistes. Mais ce qui oppose Marx au marxisme de la IIeme, IIIe
et IVeme Internationales, c'est que l'auteur des Manuscrits de 1844 se
situe au-delà du matérialisme pré-kantien comme de
l'économie du "capitalisme de monopole", qui tous deux
regardent le monde avec les yeux d'un fonctionnaire. La lutte entre Lenine
et les populistes introduisit en Russie le marxisme mutilé de la
IIeme Internationale, noyant l'analyse marxienne sous des alléluias
productivistes, jusqu'à sa redécouverte par Bordiga. L'affirmation
mécanique d'un progrès linéaire, qui est l'âme
de la pensée historique des Lumières, métamorphosée
par le marxisme vulgaire en théorie de la révolution "par
étapes", ne pouvait qu'ignorer la commune rurale russe qui
avait passionné Marx. Le but et le sens du communisme, la Gemeinwesen,
étaient niés en faveur du productivisme. Parvenus au pouvoir,
les bolcheviks traduisirent le schéma de la reproduction et les
concepts du Livre I du Capital en manuels de planification économique
(sans s'apercevoir que le Livre III réfute cette description "ricardienne"
du capitalisme), frayant la voie à l'idéologie du "mangeur
d'acier" cher aux planificateurs staliniens après 1928 [38].
En "philosophie" comme en "économie", le gouffre
qui sépare Marx de la IIeme Internationale, puis des bolcheviks,
reflète des "épistémologies" sociales différentes,
issues de deux classes différentes, la classe ouvrière et
la bureaucratie étatique. Le meilleur de la social-démocratie
allemande et du bolchevisme est inextricablement imbriqué avec
une pensée et un culte de l'Etat. Une perspective révolutionnaire
renaissante ne peut plus y voir de lointains ancêtres, mais un méandre
ou le marxisme s'est perdu en discours étatistes qui lui étaient
étrangers.
§ 71 – Aujourd'hui, à la différence de 1910,
"l'Ouest" de la planète vit dans un monde intégralement
capitaliste. La capitalisation de l'agriculture n'est plus à accomplir,
pas plus qu'il n'existe de question paysanne pour le mouvement ouvrier.
Dans le même temps, au milieu d'une crise économique mondiale
dont la profondeur approche celle des années 30, toutes les vieilles
visions révolutionnaires se sont évanouies, et l'image d'un
au-delà possible du capitalisme apparaît plus brouillée
que jamais, d'autant que l'histoire récente abonde en exemples
négatifs. Voir dans ce champ de ruines un héritage de l'Etat
absolutiste des Lumières et de ses avatars modernes, c'est comprendre
qu'une bonne part de notre paysage mental fut l'oeuvre de fonctionnaires
d'état, réels ou potentiels, et servit à achever
la révolution bourgeoise. Libérer le marxisme de cet héritage
étatiste, permet de commencer enfin à saisir le monde du
point d'observation du "mouvement historique qui se déroule
sous nos yeux" (Manifeste communiste)
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[1] B.Moore, Social Origins of Democracy and Dictatorship, Boston,
1966
[2] A.Ulam, The Unfinished Revolution, New York, 1960
[3] A.Gerschenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective,
Boston, 1902
[4] E.Préobrajenski, La Nouvelle Economique, EDI, chap.2
[5] Cf. la bibliographie à la fin de ce texte
[6] Cf. la bibliographie à la fin de ce texte
[7] Sur le lien entre question agraire et capitalisme, cf. Mai la
merce sfamera' l'uomo, Ed. Iskra, recueil de tous les articles de
Bordiga sur la question agraire, écrits dans sa serie "Sul
Filo del Tempo". Certains sont disponibles dans le no. 16 de
Dis/Continuité, qui publiera le reste fin 1999.
[8] "Bilan d'une révolution"
[9] Sur l'évolution de la prévision par Bordiga d'une grande
crise mondiale, cf. Livorsi, pp. 426-444.
[10] Sur la critique de Préobrajenski par Boukharine, cf. "Bilan
d'une révolution" pp. 139-140.
[11] La dimension "boukharinienne" de la critique du tournant
stalinien après 1928 par Trotsky est notée dans "Bilan
d'une révolution", p.148.
[12] Intervention au VIe Plénum du Comité Executif Elargi
de l'IC en 1926, Programme Communiste, no. 55, 1972, pp. 78-79.
[13] Sur la nature capitaliste du kolkhoze cf. "Bilan d'une révolution",
pp. 172-179.
[14] La théorie bordiguiste de la "révolution double"
est présente dans tous ses écrits. Par exemple Russie et
révolution, 192 sq.
[15] Voir L'impôt en nature (La portée de la nouvelle politique
et ses conditions), Oeuvres Complètes t. 32 pour l'analyse leniniste
du rapport entre capitalisme de petits producteurs et capitalisme d'Etat
en 1921.
[16] Le début de La Révolution trahie (1936) chante les
louanges les plus lyriques de la croissance des forces productives dans
"l'Etat ouvrier" stalinien.
[17] Cf. "Bilan d'une révolution" p.95.
[18] Cité par Grilli, p.282. Bordiga attaque Socialisme ou
barbarie dans quatre articles : "En avant les barbares !"
(1951) reproduit dans Invariance, Filo del Tempo, supplément
à la série IV, 1994 ; puis "La Batrachomyomachie",
"Le coassement de praxis", et "Danse des fantoches/des
pantins" (1953) publiés dans Dis/continuité, No. 6,
1999, et Programme Communiste nos. 94, 95 et 96.
[19] La Révolution trahie, EDI
[20] M.Schactman, The Bureaucratic Revolution, New York, 1962.
[21] A propos de l'évolution de Marx sur la commune russe et "l'occasion
historique" perdue d'éviter l'étape capitaliste en
Russie, cf. Russie et révolution..., pp.226-297.
[22] T.Shanin, Late Marx and the Russian Road, New York, 1983)
montre l'intérêt profond de Marx pour l'agriculture russe
à la fin de sa vie. Cf. aussi Invariance, Série II, no.
4.
[23] Marx, Oeuvres, Pléiade, II, pp. 1553 et 1554-55.
[24] Cf. note 22
[25] Communisme et fascisme, Ed. Programme Communiste, 1970 (re-édition
annoncée).
[26] Comme l'écrit le Manifeste, le communisme n'est pas un ideal
à réaliser, mais "les conditions réelles ( .
. ) d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux".
Cf. Barrot, Le Mouvement communiste.
[27] Sur le formalisme identifiant la question sociale à une question
d'organisation, cf.Barrot, "Critique de l'idéologie ultra-gauche"
in Communisme et question russe, Spartacus, 1984.
[28] Grilli, p.38
[29] A la même époque, la "promotion Lenine" peuplait
le parti d'adhérents malléables, sans expérience
ou carriéristes, facilement manipulables par les staliniens contre
les restes de la Vieille Garde bolchevik. On en voit le parallèle
sur le plan international avec l'ascension de personnages comme Cachin
dans le PCF et Thaelmann dans le KPD.
[30] A propos de l'essor des Nouveaux Pays Industriels et de leur influence
sur l'idéologie "mondialisée", cf. N.Harris, The
End of the Third World.London, 1986.
[31] La capitalisation de l'agriculture anglaise est étudiée
dans R.Brenner : "The Agrarian Origins of European Capitalism",
in T.Ashton et C.H.E.Philpin, The Brenner Debate, Cambridge U.P. 1985.
[32] Sur la tradition mercantiliste et ses conséquences, cf.R.Szporluk,
Communism and Nationalism : KarlMarx and Friedrich List, Oxford
U.P.1988.
[33] Pour une étude des effets de la crise agraire après
1873, cf. H.Rosenberg, Grosse Depression und Bismarkzeit, Berlin 1967.
[34] Dès 1921, l'ultra-gauche H.Gorter percevait confusément
mais correctement l'inexistence de la question agraire pour les ouvriers
occidentaux comme une différence essentielle entre la Révolution
russe et une révolution possible à l'Ouest, différence
sous-estimée par Lenine dans La Maladie Infantile. Cf.Gorter,
Réponse à Lenine, Spartacus.
[35] R.Dunayevskaya, Philosophy & Revolution, New York, 1975,
chap.III.
[36] Publié en 10/18 ; et dans Oeuvres, Pléiade, II, pp.
363-498. sous le titre "Matériaux pour l'économie".
Cf. J.Camatte : Capital et Gemeinwesen. Le 6eme chapitre inédit
du Capital, Spartacus.
[37] Cf. la brochure de Négation, LIP, ou la contre-révolution
autogestionnaire (1973)
[38] R. di Leo (I operai e il sistema sovietico, Bari, 1970)
montre l'usage du Livre I du Capital comme "manuel"
de planification en URSS. |
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